LES HAINES
VATICANES, DE LA SERBIE À
LA YOUGOSLAVIE, 1878-1941
Deux événements ont, aux bornes de la
décennie,
signalé le vif intérêt de l’Église de Rome
pour la Yougoslavie ou ses constituants: la
reconnaissance en
décembre 1991 par l’ensemble Allemagne-Vatican
? contre l’avis
des autres puissances, États-Unis, pays de
l’Union
européenne et Russie ? de l'indépendance de la
Slovénie et de la Croatie; la béatification en
octobre
1998 du cardinal-archevêque de Zagreb
Stepinac. Ces actes
diplomatiques renvoient à la vieille histoire
germanique et,
plus récemment, américaine aussi, des rapports
entre la
Curie et les Serbes. On connaît mal ici,
surtout après des
années de propagande contre le monstre
bolchevique et «
grand serbe » Milosevic, comparé à Hitler sur
les
affiches d’une ONG pendant la guerre en
Bosnie-Herzégovine,
l'histoire de ce jeune État né en 1918 de la
victoire
française et de la défaite des « Empires
centraux
». Le scrupuleux ouvrage du catholique Carlo
Falconi
consacré en 1965 aux silences de Pie XII
notamment sur les
atrocités croates pendant la Deuxième Guerre
mondiale ne
saisissait « les premières fêlures dans la
situation
» de la Yougoslavie qu'à « la fin de 1940 ».
Or, cet État créé autour de la Serbie par la
France en quête d'alliances orientales de
revers contre le Reich
hanté par la revanche fut disloqué bien avant
de
succomber à ses agresseurs d’avril 1941.
La Serbie fut depuis son accession, au Congrès
de Berlin de
1878, à l'indépendance formelle (du joug
ottoman), au
terme de guerres balkaniques conduites avec
l'aide de la Russie
(quelles que fussent en l'espèce les ambitions
propres de la
« protectrice des Slaves »), l'alliée des
puissances
anti-allemandes, Russie tsariste et France
républicaine, pour
des raisons de sécurité. Ce petit pays aux
solides
traditions militaires était en effet la bête
noire des
Empires centraux, dont il entravait la «
marche vers l'Est
» (Drang nach Osten bulgare, roumain, russe)
et le Sud
(adriatique et ottoman). Cette nation slave
orthodoxe gênait
Vienne aussi en raison de l'attirance qu'elle
exerçait sur les
Slaves du Sud (« Yougoslaves ») dominés par
l’Empire
vermoulu. Domination ancienne sur les Croates
de Croatie et de Dalmatie
et sur les Slovènes; plus récente sur la
Bosnie-Herzégovine, qui, peuplée de Slaves
convertis
à l'Islam depuis la conquête ottomane (les
propriétaires fonciers, collaborateurs de
l’occupant) et
d’orthodoxes (la masse paysanne serbe), fut
occupée depuis 1878
puis annexée en 1908 par l'Autriche comme base
militaire contre
la Serbie, dans des conditions qui firent
croire au
déclenchement du conflit général (esquivé
alors par le recul russe).
Les Slaves catholiques concernés (Croates,
Dalmates,
Slovènes), quoique parfois rétifs, étaient un
atout précieux dans les mains de l'État et
l'Église autrichiens. Cette dernière, par le
truchement
d’un bas clergé discipliné, maintenait, contre
les Slaves
orthodoxes l’obéissance et la cohésion
politique d’une
marqueterie de populations ? donnée objective
qui lui facilita
la tâche. Le « régime quasi féodal » de
François-Joseph, qui, monté sur le trône
après la répression de la Révolution de 1848,
y
demeura jusqu'à sa mort en 1916, « gavait »
donc les
prélats, autrichiens et hongrois dans des
zones ethniques
slaves, qu’il avait dotés par le « concordat »
de
1855 d’énormes privilèges politiques et
financiers (la
« propriété ecclésiastique »
échappa au bouleversement du régime foncier de
1848). Le
Vatican, tuteur de cet « épiscopat d’Ancien
Régime
», tirait de « l’empire apostolique et romain
» des
Habsbourg l’essentiel de ses revenus avant
1914. C'est pour ses
objectifs propres d'expansion que
l'impérialisme allemand sembla
s'aligner sur la Monarchie dualiste déchaînée
contre la Serbie. Il recueillerait l’héritage
du Drang nach
Osten de l’empire mourant: « la vache
autrichienne s'avance
à travers les riches pâturages des Balkans
afin que
l'Allemagne la mange lorsqu'elle sera grasse
», annonça
Bismarck en 1886. Le chancelier avait commencé
par prussianiser
le nouveau Reich en combattant, par le
Kulturkampf (1872-1875), non pas
le catholicisme mais le péril politique de
l'ultramontanisme
autrichien hégémonique en Bavière
(autrichienne
jusqu’en 1815). Puis il fit sa paix avec deux
alliés de poids:
son catholicisme, dominant au Sud et à l'Ouest
du Reich, tout
acquis à l’expansion allemande en Europe et
outre-mer, et
richement doté à cet effet par l'État
luthérien; le Vatican, aussi empressé envers
ce dernier
qu'il haïssait la « fille aînée de
l'Église » spoliatrice depuis la Révolution
française des biens du haut clergé: ainsi
aida-t-il
d’emblée le Reich à rallier l'Alsace-Lorraine
catholique
arrachée par les armes en 1870-71, tradition
respectée
lors du changement de mains de 1918.
Depuis la rupture du Vatican dans les années
1860 avec l'Italie
réunifiée (au détriment des « États
pontificaux », de l'Autriche, occupante du
Nord, et des Bourbons
du Sud, alliés des Habsbourg), ses liens avec
la dynastie
autrichienne s’étaient encore resserrés. Sa
réconciliation avec le Reich acheva le Bloc
politique,
idéologique et militaire, de la Duplice
austro-allemande (1879).
L'Italie, alors ennemie, fut aussi impliquée
dès
l'origine dans la question yougoslave, par son
expansion en Dalmatie.
Or, les Empires centraux, dont elle était
l’alliée
formelle depuis la signature de la Triplice en
1882, ne pouvaient, et
pour cause, rien lui promettre dans cette
sphère
privilégiée des rivalités de Vienne et Rome.
En
1914, l’affrontement général éclata dans ce
condensé des conflits inter impérialistes, où
les
guerres balkaniques venaient d’assurer à la
dynastie serbe des
Karageorgevitch des gains territoriaux
insupportables aux Empires
centraux. C’est d'ailleurs pour préparer la «
catholicisation » des zones conquises en
1912-1913,
peuplées d’« Allemands, Hongrois et Croates,
Serbes de
Raguse », puis d’Albanais, à la suite de « la
conquête de la Vieille Serbie » (nom
occidental du Kosovo),
que le Vatican concocta avec Vienne un «
concordat » serbe.
Il fut signé le 23 juin 1914, à la veille de
l’assaut
contre la Serbie, la Curie étant sûre que ce «
pays
[serait] rayé de la carte de demain » (formule
de
Gasparri, secrétaire d'état du pape suivant,
Benoît
XV, intronisé en août 1914). Le Vatican
s’était
engagé corps et biens envers la Duplice. « Le
pape et la
Curie », câbla le comte Pàllfy, chargé
d'affaires autrichien au Vatican, après un
entretien le 29
juillet 1914 avec Pie X et son Secrétaire
d’État Merry
del Val, soutiendraient à fond l'Autriche, «
l'État
catholique par excellence, le plus puissant
rempart de la religion
», appuyée par le Reich, contre la Serbie «
qu'ils
considèrent comme un mal qui ronge et pénètre
la
monarchie jusqu'à la moelle et qui finira par
la
désagréger ».
Le but de guerre des deux Empires coalisés ?
liquider la Serbie
(comme la Russie) ? ne fut abandonné ni
pendant ni après
le conflit, mais leur défaite le compromit
momentanément.
C'est d’elle que naquit le « Royaume des
Serbes, Croates et
Slovènes » inscrit, comme tous les « États
successeurs », dans les Traités de 1919-1920.
Que pouvait
désormais contre ce nouvel État yougoslave
l'ancien
État tuteur des Slaves du Sud balayé par la
tourmente de
1918? La liquidation politique des Habsbourg
n’anéantit
cependant pas les piliers socio-économiques de
l'ancienne
Autriche-Hongrie. Les deux moignons qui firent
place à l’empire,
dirigés par eux, seraient le supplétif de la
puissance
allemande à la fois vaincue et préservée,
malgré les pertes consécutives à sa
défaite. Ce Reich intact, du point de vue de
ses couches
dirigeantes et de son État (malgré les
apparences de
novembre 1918), devint le légataire universel
de l'Empire mort.
Le Vatican lui reconnut dès 1918 cette qualité
en tous
lieux: dans les colonies perdues, dans les
territoires de l’«
Altreich », « provisoirement occupés par les
Alliés », dans les « États successeurs
» de l'Empire disparu et dans tous les États
voués
à l'expansion allemande, des États Baltes à
l'Ukraine en passant par la Pologne. Berlin
s'était
montré généreux le Vatican, irremplaçable
pour la conquête des âmes et la valeur de ses
renseignements: les seuls « fonds Erzberger »,
évalués à 18 millions de marks de mars 1915
à juin 1918, continuèrent à être
versés même pendant la fausse révolution
allemande,
avec l'accord du SPD. Ils assuraient désormais
l’essentiel des
finances du Saint-Siège, avant que la « carte
américaine » n’ajoutât, dès la fin du
conflit, un gros matelas.
Le Vatican s'était affiché d'emblée comme
l'ennemi
juré des Traités, Versailles en tête, donc des
États issus ou agrandis des dépouilles des
Empires
centraux. Il refusa jusqu'au seuil du conflit
général
suivant de reconnaître les frontières de
l'Europe de
1919-1920. Il ne s'exécuta que du bout des
lèvres, pour
des raisons purement tactiques, en accord
explicite avec l'Axe en
gestation, à l'heure de la mort annoncée des
États
honnis : en juillet 1935, avec le faux «
Concordat »
concédé par la Yougoslavie en pleine tourmente
après l'assassinat du roi Alexandre et du
ministre
français des Affaires étrangères Barthou, le 9
octobre 1934, à Marseille. Les chefs des
partis catholiques
croates et slovènes furent chargés d'en rendre
la
réalisation impossible, tandis que le Vatican,
urbi et orbi,
accablait les Serbes de la responsabilité de
sa
non-ratification. Le cas le plus caricatural
est celui de la
Tchécoslovaquie, dont les limites des diocèses
furent
adaptées aux frontières après longue
négociation avec le Reich et son épiscopat,
en...
septembre-octobre 1937, du seul côté hongrois,
la question
du diocèse « allemand » de Breslau restant
réservée. Elles furent remaniées au
bénéfice de Berlin, avec publication de la
carte moins
d'un mois après Munich, en octobre 1938.
Le Vatican, caution « canonique » de
l'illégitimité de l'Europe de 1919, avait en
outre seul
la capacité de remettre à l'Allemagne la clé
du
levier catholique dans toutes les anciennes
provinces
d'Autriche-Hongrie, dont celles agrégées à la
Serbie. Saint-Siège et Reich unirent donc
leurs efforts «
catholiques » contre tous les pays « ennemis
»: la
Yougoslavie faisait partie du lot des «
schismatiques »
(Tchécoslovaquie hussite, Roumanie orthodoxe,
Russie orthodoxe,
aussi haïe du Pape, malgré son amour de «
l'Ordre
» contre les désordres polonais (1831, 1863)
du temps des
Tsars qu'à l'ère bolchevik); les zones
catholiques
n’étaient pas moins lorgnées : Pologne, Alsace
redevenue
française poussée à «l'autonomie»,
cantons belges d'Eupen-Malmédy.
Ce tandem germano-vatican pouvait compter sur
d'autres alliés.
Les dirigeants italiens, germanophiles en
tête, tel Nitti,
très lié aux banques allemandes qui avaient
régi
le développement capitaliste italien depuis la
fin du
XIXè siècle, se réconcilièrent dès
1918 avec le Vatican, pour des raisons
intérieures (contre le
péril « révolutionnaire ») et
extérieures : l’Italie ne s’était,
tardivement,
engagée dans le conflit que sur la promesse
formelle, via le
traité secret de Londres en avril 1915, de
recevoir de l'Entente
la Dalmatie après la victoire. La création de
la
Yougoslavie la lui arracha, la plaçant dans le
camp de la
« révision » des Traités. Pour mettre la main
sur son but de guerre, elle envisagea donc le
changement d'alliance,
comme l'avaient espéré au tournant de 1918 Mgr
Pacelli,
nonce dans le Reich, à Munich depuis mai 1917
(futur Pie XII),
le comte von Brockdorff-Rantzau, ministre des
Affaires
étrangères du Reich, et le chef du Zentrum
catholique
Erzberger. Aveuglée par ses appétits
yougoslaves, elle
croyait pouvoir supplanter son vieux rival
autrichien. Elle fit ainsi
l’un des choix qui la mèneraient à l'Axe
Rome-Berlin,
officialisé en novembre 1936, dans l'espoir
dérisoire que
le Reich lui cèderait d'autant plus volontiers
une zone
d'expansion balkanique qu'elle l'aiderait à
annihiler ses
ennemis jurés (Tchèques au premier rang) ou à
phagocyter ses alliés présumés (Autriche en
tête) d'Europe centrale. Elle réfléchit
longtemps
aux conséquences mortelles de l’adhésion à
l'Anschluss ? condition sine qua non de
l'alliance avec le Reich ? qui
pulvériserait sa frontière Nord du Brenner.
Mussolini ne
capitula qu’en juin 1936, entre sa conquête de
l'Éthiopie
et l'attaque italo-allemande de l'Espagne du
Front Populaire, dans le
cadre d’un marché
Éthiopie-Adriatique-Méditerranée (contre les
impérialismes français et britannique) pour
l'Italie,
Europe centrale et orientale pour le Reich.
Les dés
étaient pipés : l'Anschluss n’ouvrait pas
seulement
à l'Allemagne l'Europe centrale; il lui
livrait la
méridionale aussi.
La catholique Hongrie, « révisionniste »
acharnée du Traité de Trianon, lorgnait la
Croatie
perdue, comme la Slovaquie devenue
tchécoslovaque et la
Transylvanie désormais roumaine. Ses
comploteurs et sicaires
laïcs furent d'emblée couverts et financés par
l'amiral Horthy. Ce calviniste avait découvert
dans la victoire
remportée contre l'insurrection de Bela Kun en
1919 les vertus
intérieures et extérieures de trois atouts: le
cléricalisme catholique, l’antisémitisme (la
persécution et le numerus clausus débutèrent
ici
avec la contre-révolution) et
l’antibolchevisme. Les
prélats « gavés », conduits par le
cardinal-primat de Hongrie (le Slovaque
Czernoch et ses successeurs),
ne cessèrent de tonner, avec la bénédiction du
Vatican, contre les nouvelles frontières et
les «
États successeurs » voleurs de diocèses, et
d’annoncer la récupération imminente. Les
décideurs hongrois attachèrent leur char au
Reich avec
bien plus d’ardeur qu'ils n’avaient soutenu
les Habsbourg, et ce
même quand Budapest passait (jusqu'aux années
trente) pour
le satellite de l'Italie.
L'Autriche, naguère tutrice des Slovènes et
des
Bosniaques, était vouée depuis le tournant de
1918, et
avec l'aval définitif de Benoît XV, à
l'Anschluss.
Car si l'Italie hésita longtemps, percevant la
menace contre ses
régions du Nord, les plus prospères, le
Saint-Siège ne revint jamais sur la position
alors prise, en
faveur de laquelle il mobilisa toutes les
forces catholiques. Le
rôle des Autrichiens, voués sous sa houlette à
un
cléricalisme ultramontain unique dans
l'histoire du XXème
siècle, « social-chrétien» avant de basculer
dans le nazisme, fut proche de celui des
Hongrois. Il se confond
cependant si intimement avec celui de Berlin
qu’on peut s’en tenir
à l'étude du chef d’orchestre.
La Bulgarie, alliée de guerre des Empires
centraux dont
l'orthodoxie suscitait donc moins de scandales
et de
réprobations publics du Vatican que ceux
visant les autres
États schismatiques, ne rêvait que mise en
pièces
des États successeurs.
La jeune Yougoslavie fut victime de ces
auxiliaires du Reich bien avant
l'assaut final d’avril 1941 auquel ils
participèrent
mêlés à la Wehrmacht (moins l'Autriche,
devenue
« marche de l’Est »). Les années vingt lui
avaient
arraché des pans de Dalmatie remis à l'Italie,
finalement
avec l'aval des vainqueurs de 1918, France
incluse: ces territoires
disputés furent pris en charge par le haut
clergé
italien, que le Vatican y installa avant
qu’ils ne fussent
officiellement acquis à l'Italie (cas de
Rijeka-Fiume en mai
1920). Dans les années trente, où l'Italie
soumit
Belgrade à une tension permanente et à des
crises
aiguës, la complicité du Vatican dans chacun
des coups
portés fut relevée par tous les diplomates. La
chronique
de cette guérilla destinée à dresser contre
l'État « serbe » les populations catholiques,
en
veillant à ne pas s'aliéner les Bosniaques
musulmans
indispensables au démantèlement projeté,
remplirait un livre : l’Institut Saint-Jérôme
de Rome, au
cœur de tous les scandales et tapages
anti-serbes depuis le tournant du
XIXè siècle, centre vital depuis 1945 du
sauvetage des
criminels de guerre croates, y occupa une part
éminente. Le
régime monarchiste serbe, qui établit en
janvier 1929 la
dictature (sans que Paris trouvât à y redire),
répliqua à ces complots répétés par
une politique qui précipita sa perte: la
centralisation accrue
exacerba le mécontentement des populations
minoritaires et
renforça les conjurés. Les concessions,
réelles,
par ailleurs consenties aux forces qui
visaient non des
améliorations au sein de la Yougoslavie mais
sa mort ne
changèrent rien à leurs projets « croates »
et « slovènes » nés dès 1918. Le roi
Alexandre ne put, pour des raisons
socio-économiques de fond,
mobiliser les forces susceptibles de préserver
l'unité
« yougoslave » : il crut que la curée
anti-bolchevique (qui mit en prison, comme
nombre de ses pareils, le
Croate bolchevique Josip Broz, dit Tito)
séduirait aussi les
catholiques partisans de l’« ordre ». Ses
ennemis
jurés l’étaient, mais voulaient l’assurer hors
du cadre
« yougoslave ».
La Grande Crise des années trente donna à
cette
conjuration, gérée de plus en plus largement
par Berlin
et le Vatican, l'efficacité ultime. L’amitié
allemande
servit d'ailleurs le second, que son
alignement sur l'Italie en
Dalmatie desservait auprès des catholiques
slaves. Haïssant
la tutelle italienne couverte par le
Saint-Siège, Croates et
Slovènes ennemis des Serbes se déroberaient si
la
destruction de la Yougoslavie devait profiter
à la seule Italie.
C’est d'ailleurs en raison de leur opposition
à sa politique
italienne que le Vatican remplaça
systématiquement depuis
1920 les clercs séculiers par des
franciscains, vieil instrument
de l’expansion autrichienne ainsi érigé en
pivot d’une
Église « fanatique » d’Inquisition qui
effarait les
diplomates français d’avant 1914. Le Reich put
donc accomplir ce
que l'Italie détestée, occupante de
territoires slaves,
était incapable d'imposer aux « Yougoslaves »
unis
contre elle. En compagnie de l’Autriche qu’il
contrôlait bien
avant l’entrée de ses troupes le 12 mars 1938
: étape
cruciale de l'Anschluss, l'accord secret «
militaire, politique
et économique », conclu entre les 26 et 29
mars 1926
à Berlin, assura la fusion des politiques
extérieure et
militaire. L’action anti-yougoslave de Vienne,
apparemment menée
en compagnie de Rome et Budapest, était
téléguidée par Berlin. Fort habilement,
l’Allemagne passa avec la Yougoslavie des
accords commerciaux
renforcés pendant la Crise, tandis que
l’alliée
française se dérobait . Se déclarant
dépourvu d'ambitions politiques, Berlin
s’offrit même le
luxe de critiquer les empiètements incessants
de l'Italie,
séduisant ainsi tous les Yougoslaves, Serbes
inclus. À
qui croit que les affaires yougoslaves
relèvent de la folie
nationaliste et de l'idéologie, rappelons que
la seule
Slovénie représentait en 1929 42% de la
production
industrielle et minière du pays. Éric Rouleau
a
récemment rappelé que l’intérêt
métallurgique du Kosovo, « fournisseur majeur
de l’Europe
en plomb et en zinc, avant les crises et les
guerres des années
90 », producteur de « 100% du nickel, 50% de
la
magnésite » et de maint autre minerai du pays,
n’est pas
moindre ...
L'action conduite par Berlin avec Pacelli,
nonce jusqu'en
décembre 1929, secrétaire d'État depuis
janvier
1930, montrait pourtant un intérêt aigu pour
les Balkans
yougoslaves: ce germanophile impénitent
certes, mais aussi
porte-parole de la politique allemande de son
chef depuis le
règne de Pie X, confia en décembre 1930 la
charge des
« minorités allemandes catholiques [vivant] en
Europe
orientale et hors d'Europe » à Mgr Berning,
évêque d'Osnabrück (Basse-Saxe), un des chefs
de file
nazis de l'épiscopat allemand (après lui avoir
remis en
1924 celle des « catholiques allemands en
Galicie»
(Pologne), et en 1926 au puissant archevêque
de Cologne, Mgr
Schulte, chef du combat contre l'occupant
français, celle des
« catholiques allemands d’Europe occidentale
»). La
Yougoslavie, où vivaient 450.000 Allemands,
subit ce zèle
« religieux » comme les autres pays voués à
la conquête. Les deux seuls évêques à
s'être émus, en 1933-34, de ces ingérences
étrangères, désormais à grande
échelle, violant le droit canon, furent
réprimandés par le Vatican : Pacelli, devenu
(en 1939)
Pie XII, n'ayant rien oublié, contraignit l'un
d'entre eux, Mgr
Aksamovic, évêque de Djakovo, à la démission
en livrant son diocèse à la Hongrie, quand les
occupants
se partagèrent en 1941 les dépouilles
yougoslaves. La
comédie du non-intérêt allemand demeura à
l'ère hitlérienne jouée par les mêmes
larrons. En mai 1934, Röhm confia à des
compères
autrichiens : « d'ici peu la Dalmatie sera la
Riviera allemande
».
Dans le crime du 9 octobre 1934 contre
Alexandre de Yougoslavie et
Louis Barthou, fugace symbole d'une politique
française à
nouveau tournée vers l’alliance de revers à
l'Est, URSS
incluse, toute l'Europe informée vit le signe
de l’imminence du
conflit général. Certes était engagée la
responsabilité de l'Italie et de la Hongrie,
terres d'asile et
d'armement des Oustachis croates d'Ante
Pavelic, qui avaient
délégué au forfait un meurtrier macédonien;
mais on accordait crédit à la thèse
soviétique « d'une action secrète de
l'Allemagne
qui, incapable de faire la guerre, susciterait
des troubles et des
actes de terrorisme dans toute l'Europe ».
Berlin voulait ainsi
tuer dans l’œuf la « politique [française] à
l'Est
», seule garantie, admettait l'officier
nationaliste et
antibolchevique de Gaulle, contre l’assaut à
nouveau attendu sur
deux fronts. L'« apaisement » triompha tant à
Londres qu'à Paris dans la période qui suivit,
tuant le
projet d’alliance militaire avec l'URSS qui
compléterait la
Petite Entente orientale (Tchécoslovaquie,
Yougoslavie,
Roumanie). En signant le 2 mai 1935 le traité
avec Moscou, le
successeur de Barthou, Laval, partisan des
concessions à
l'Italie et à l'Allemagne, ne fit qu’un «
petit pas
» tactique. Il répugnait, au contraire de
Barthou,
à accorder aux « Russes » ce qu’ils
réclamaient « comme naguère ? une vraie
alliance,
assortie d'une convention militaire » (J.-B.
Duroselle).
Cet « Apaisement », dont on ne soulignera
jamais assez les
profondes racines socio-économiques,
antérieures aux
frayeurs de mai-juin 1936, favorisa le vieux
projet du Reich «de
faire la guerre». La haine avivée des classes
dirigeantes
contre la population exaspérée par la crise ne
visait pas
seulement la France ouvrière de 1936. La
monarchie serbe, aussi
bien informée que les autres décideurs
d'Europe, se
laissa également séduire par les sirènes
allemandes. Un refrain, si plaisant alors que
la crise aiguisait le
mécontentement social, précéda l'assaut contre
tous les pays voués à la conquête: la bonne
Allemagne hitlérienne ne songeait qu'à
protéger
l’Europe entière de l'abominable peste rouge.
L'État
yougoslave manifesta à ses ennemis mortels
l’indulgence qu’il
refusait à son mouvement révolutionnaire,
traqué
et réduit à la clandestinité (qui fit changer
Broz
de nom), ce qui ne lui valut pas une once de
reconnaissance de ses
coalisés de l'extrême-droite catholique. Il ne
se montra
pas aussi ferme contre ces derniers, bénis par
le Vatican et les
prélats « yougoslaves », et armés par ses
ennemis, Berlin en tête, qui finançait,
ouvertement
dès 1933-1934, les activités anti-serbes et
antisémites oustachies.
Le travail de fourmi de la hiérarchie
catholique fit le reste.
Du côté dalmate, l'Italie s'était taillé la
part du lion. Dans toutes les autres zones
catholiques, les
années trente consacrèrent le triomphe du
Reich.
Signalons parmi ces prélats Joannes Saric,
chef de «la
droite irréductible», à la longue carrière
vouée à la destruction de l’État serbe. Le
Vatican
le nomma en 1920 évêque de Sarajevo,
déclaration de
guerre contre le jeune État: comme son
prédécesseur Stadler, spécialiste de la
conversion
forcée des Serbes et Musulmans et de
l’enrichissement rapide, il
était l'« ennemi acharné des Serbes à
l'époque de l'ancienne Monarchie, l'instrument
en Bosnie de la
Cour de Vienne [qui] dressait les catholiques
et les musulmans contre
les orthodoxes». Député au Sabor de Bosnie
avant
1914, il poursuivit sa croisade anti-serbe
pendant la guerre. Devenu
évêque contre le vœu de Belgrade, il
s'autoproclama
« chef des Croates et des Slovènes » contre
les
Serbes, avec l'entière complicité du Vatican :
Pie XI
recevait solennellement à toute occasion ses «
chers
Croates martyrs », tandis que ses nonces
mettaient les
régions catholiques en feu. Appuyé sur son
journal Istina
au « ton extrêmement violent » et sur l’«
Action catholique », école de guerre civile
créée par Pie XI et imposée à tous les
pays, Saric pratiquait la provocation
permanente, en compagnie de Rome
dès les années vingt, mais aussi de Berlin :
il
fréquentait avant 1933 le Collegium Germanicum
romain,
présenté plus loin. Lié à la
sécession de Macek et membre des oustachis
d’Ante Pavelic depuis
1934 au plus tard, il rêvait de «devenir le
chef spirituel
des Croates afin d'être plus tard leur chef
politique».
Il dut cependant céder le pas au récent héros
des
promotions pontificales, Aloïs Stepinac, jeune
clerc croate dont
la Curie assura la promotion fulgurante. Fils
d'un gros
propriétaire foncier né en 1898 près de
Zagreb,
Stepinac fut lié au séparatisme croate avant
que
l’État yougoslave ne fût officiellement
constitué.
Prisonnier de guerre austro-hongrois sur le
front italien, il mima le
ralliement au « comité yougoslave (...) pour
se faire
engager dans le camp des officiers serbes » en
Italie puis sur le
front de Salonique, et y espionner l'ennemi.
En 1924, ce chef des
jeunesses catholiques, porteur au congrès
international de Brno
de 1922 « le grand drapeau croate à la tête
d'une
délégation croate », protégé des
jésuites, entra pour sept ans au Germanicum.
Cet institut
allemand de Rome, repaire du pangermanisme tôt
basculé
vers le nazisme, et cet ordre comptaient parmi
les exécutants
des plans d’Anschluss et de la reconquête «
catholique
» de l’Est européen. Moins d’un an après la
prêtrise (octobre 1930), Stepinac, docteur en
théologie de
la Grégorienne (juillet 1931), devint maître
de
cérémonies de l’archevêque allemand de Zagreb,
Bauer, puis en mai 1934 son coadjuteur avec
droit de succession.
Oustachi comme Saric, Stepinac anima en 1935
la guérilla
préélectorale, déchaînant peu après
l’attentat réussi de Marseille la colère
paysanne contre
Belgrade. À la mort de Bauer en décembre 1937,
Pacelli,
artisan de son ascension, préféra ce jeune
agent du Reich
à Saric, au passé trop « italien ». Il
dirigeait donc désormais la sécession bénie
lors
de pèlerinages tapageurs par Pie XI puis Pie
XII promettant
à la « gens croatica » (« nation croate
») torturée par les Serbes la « libération
» prochaine. « Gouverneur de Zagreb » depuis
1939,
où l’État yougoslave concéda l’autonomie à
la Croatie, il y représentait « l’influence
hitlérienne » (F. Charles-Roux, ambassadeur au
Vatican de
1932 à 1940). Début 1940, il exulta devant le
consul de
France à Zagreb sur l’imminence de la
destruction de la
Yougoslavie. L’invasion de l’Axe et la
fondation de «
l’État indépendant de Croatie » de Pavelic en
avril
1941 réalisèrent ses vœux.
DE LA
DEUXIÈME
GUERRE MONDIALE À L’APRÈS-GUERRE
AMÉRICANO-ALLEMAND
Le bas clergé séculier, qui avait parfois
renâclé devant la guérilla anti-yougoslave de
son
épiscopat organisée par le Vatican, avait
été, en cas de besoin, remplacé par des
réguliers franciscains, plus dociles devant
les ambitions
déclarées des éléments germaniques, magyars
ou italiens. Bénéficiaires de cette politique
de
«dénationalisation» (Louis Canet, conseiller
aux
Affaires religieuses du Quai d'Orsay de 1920 à
1946) les
Franciscains «croates», aussi violemment
anti-italiens
qu’anti-serbes et antisémites, constituaient
en 1939 non
seulement 80% des réguliers, mais un tiers des
prêtres de
Yougoslavie. Ce corps fanatique s’illustra
dans le massacre des juifs,
serbes, tsiganes, slovènes, qui érigea l’État
satellite de Pavelic en champion de l’«
épuration ethnique
» (origine historique de l’expression), sans
oublier de liquider
les dissidents croates. Leurs chefs, que nous
bornerons aux deux
prélats déjà présentés,
menèrent la danse des horreurs de l'ère
allemande,
connues d'emblée et couvertes jusqu'à leur
terme par le
Vatican. Saric s'illustra entre 1941 et 1945 «
comme le
“bourreau” des Serbes, tant en Croatie qu'en
Bosnie-Herzégovine
lors des sanglants massacres perpétrés par les
Oustachis
»; il pilla aussi les biens juifs et
orthodoxes (serbes) avec
l’aval officiel du Saint-Siège. Quant à
Stepinac, la
thèse de ses bontés pour les martyrs répandue
en
France à l'occasion de la béatification
d’octobre 1998
est dépourvue de tout fondement. Elle repose
sur: 1° les
travaux de Stella Alexander, dont la seule
source originale, Katolicki
List, journal de l'archevêché, ne cite que des
signes
d'adhésion au régime: tous les documents de
défense sont de seconde main ; 2° des
hagiographies romaines
et fausses « révélations » de Guerre froide
de l’Osservatore Romano sur lesquelles ironisa
en janvier 1951
l’ambassadeur Wladimir d’Ormesson: « on peut
s'étonner
[que le quotidien du Vatican] ne leur ait pas
donné plus
tôt une large publicité ».
Les archives décrivent à l’inverse ce que
Falconi
appelait en 1965, fonds de l’État croate à
l’appui,
« un hideux mélange de boucheries et de
fêtes». Les franciscains y participèrent à la
masse, à la hache et au poignard avec une
ardeur parfois
jugée excessive par le maître allemand,
soucieux du
caractère « ordonné » des tueries (Hilberg):
destruction des bâtiments des cultes « ennemis
»,
tortures, assassinats en masse de Serbes,
juifs et tsiganes, dans les
villages (dont celui de Glina en mai 1941: 2
000 morts dans la nuit,
hommes, femmes et enfants, pillés ensuite) et
les camps de
concentration (tel l’abominable camp de
Jasenovac, ouvert dès
mai 1941), lutte contre la résistance, etc.
Biddle, ministre
américain auprès du gouvernement yougoslave en
exil,
évaluait en septembre 1942 les seuls « atroces
massacres
de Serbes », poursuivis alors « avec frénésie
», à «600 000 hommes, femmes et enfants ». Les
archives oustachies furent lors de la déroute
regroupées
dans le palais archiépiscopal de Stepinac,
extraordinaire signe
de fusion de l'Église et de l'État. Les
titistes n’y
découvrirent en 1945 « aucun document
protestant contre
les crimes commis en Croatie par les Oustachis
et les Allemands
», mais mainte photo de l’archevêque faisant
en tous lieux
le salut oustachi (bras levé) auprès des hauts
fonctionnaires, et des textes : telle sa
circulaire du 28 avril 1941
aux évêques glorifiant « l’État croate
ressuscité » et « le chef de l’État croate
», et ordonnant un « Te Deum solennel dans
toutes les
églises paroissiales ». Stepinac, deuxième
personnage de l’État oustachi et membre de son
« Parlement
», fut aussi l’exécutant du décret du 3 mai
1941 de
« conversion forcée » des orthodoxes,
intelligentsia
exclue car considérée comme irrécupérable:
ce retour à « l'Inquisition espagnole »
donnait aux
Serbes non massacrés d'emblée le « choix »
entre adhésion immédiate au catholicisme et
mort. Ce
texte non étatique mais vatican fut
contresigné par le
cardinal français Tisserant en tant que
secrétaire de la
Congrégation de l’Orientale. « Contre son gré
», précisa Belgrade tout en le révélant en
1952, année où Pie XII mit le pays en
ébullition
en nommant Stepinac cardinal, dans un Livre
Blanc sur les relations
Vatican-« État indépendant de Croatie »
puisé au « journal » de l’archevêque et aux
archives oustachies. Tisserant, censeur
sévère, en
privé, du régime de Pavelic (le Livre blanc
fournit tous
les détails), confirma l’information au
diplomate
français de Margerie. Comme Saric et bien
d’autres, Stepinac
pilla aussi les biens juifs et serbes, avec
l’aval écrit (en
latin) du Saint-Siège, via son légat Marcone
les 9
décembre 1941 et 23 décembre 1943 (et fut
convaincu en
1949 par les héritiers de Bauer d’avoir
détourné
ses biens, estimés à « plusieurs dizaines de
millions de dinars »).
Les monastères-arsenaux des franciscains, dont
certains furent
arrêtés armes à la main en 1945, recelaient
depuis
quelque temps trésors et criminels de guerre
en instance de
départ. C’est dans le couvent du Kaptol, à
Zagreb qu’on
trouva au début 1946 le trésor oustachi,
contenant
bijoux, or, dents en or scellées à des
mâchoires,
bagues sur des doigts coupés, etc., arrachés
aux
orthodoxes et juifs assassinés; un PV
d'emballage
rédigé pour chaque caisse attestait la
présence de
fonctionnaires à chaque opération. L’Église
catholique yougoslave s'était « compromise à
tel
point qu'il serait possible de dresser contre
elle un
réquisitoire en n'invoquant que des
témoignages religieux
»: des clercs français en fournissaient encore
de nouveaux
en 1947 à Guy Radenac, consul de France à
Zagreb.
Stepinac y était resté, notamment pour
organiser la fuite
des bourreaux, clercs ou laïcs, sur mandat du
Vatican, avec les
fonds alloués par les États-Unis à un
recyclage
jugé utile à leurs intérêts dans la zone
adriatique. Zagreb fut un centre essentiel des
Rat Lines décrits
par le renseignement américain: 30 000
criminels croates, dont
Pavelic et Saric, s’échappèrent par la filière
du
père Draganovic, secrétaire de Saric et
familier de
guerre de Maglione (secrétaire d'État mort en
1944),
Montini (secrétaire aux Affaires Ordinaires,
futur Paul VI) et
Pie XII. Ils étaient regroupés par
l'archevêché, les couvents et autres
institutions croates
(dont la Croix-Rouge) sous tutelle de
Stepinac; ils gagnaient ensuite
l’Autriche, où les accueillaient le
haut-clergé
autrichien et la « mission pontificale » de
Salzbourg; puis
Rome, étape fréquente avant le départ de
Gênes, aidés par la Curie, l'archevêque de
Gênes, « la police italienne » et des chefs de
la
Démocratie chrétienne (tel De Gasperi). Selon
Radenac,
« les milieux oustachis de Zagreb »
diffusaient encore en
1947 les adresses connues des couvents
accueillant les fugitifs,
bénéficiaires des bourses de l’association «
Pax
romana »; lui-même en connaissait « de source
directe
» maint cas. En Yougoslavie même,
l’association Caritas
finançait les secours aux familles d'émigrés
et
aux oustachis restés actifs.
Derrière le masque d'une «guerre froide»
perçue pendant la guerre même, les grandes
questions du
début du siècle continuèrent à se poser
après la défaite du Reich hitlérien, en
Yougoslavie comme dans le reste du Vieux
Continent. En apparence, le
pays, à nouveau hissé au rang des vainqueurs
et
reconstitué, n'avait plus à craindre la
coalition de ses
ennemis. L'Allemagne vaincue, démembrée et
occupée
n'avait plus rien à dire sur la question; ni
l'Italie,
rangée parmi ses «satellites». En
réalité, comme les Empires centraux en 1918,
les pays de
l'Axe trouvèrent des relais, au premier chef
le Vatican. Pie XII
avait passé la guerre à soutenir l'Axe, puis
tenté
des efforts désespérés, à partir de
Stalingrad, en faveur d’une solution de
rechange: il rechercha
fébrilement depuis 1943 un retournement des
fronts contre
l'Armée Rouge associant les Anglo-Saxons à
l’Allemagne
« honorable », celle des généraux
taxés d'antinazisme pour les besoins de la
cause et autres
élites disposées en 1943-44 à changer de
cheval.
La tâche était triplement impossible: ces
anti-nazis
présumés manquèrent à l'appel jusqu'au bout
(les modalités de l’attentat de juillet 1944
contre Hitler le
montrent clairement); le rôle militaire
déterminant contre
l'Axe de l'URSS la rendait indispensable aux
buts de guerre propres des
Alliés anglo-saxons; enfin, l’état d'esprit
des peuples
occupés voua au néant les complots visant à
jeter
contre les Soviets une coalition des Allemands
et de leurs satellites
avec les Alliés de l'Ouest, sous couvert de
sauver « la
civilisation chrétienne » (dont les
intéressés venaient de tâter). Le Vatican se
mobilisa aussi fébrilement au service d’une
«paix
séparée», manœuvre qui réussit en Italie, au
grand dam des Soviets, avec la reddition des
armées allemandes
aux Anglo-Saxons (via Allen Dulles, chef de
l'OSS en Suisse,
frère de Foster et futur chef de la CIA).
Les Américains, qui avaient eu besoin de
vaincre le Reich avec
l'URSS se présentaient aussi, comme après
l'autre guerre
et pour les mêmes raisons, comme la seule
carte à jouer
pour offrir au vaincu une «paix douce». Donnée
générale qui eut naturellement des
conséquences en
Yougoslavie. Le Vatican, à nouveau employé à
sauver la «bonne et pauvre Allemagne», trouva
un
allié dont le rôle n’avait cessé de grandir au
fil
du conflit, et qui attendait de sa nouvelle
victoire le rôle en
Europe que la précédente ne lui avait pas
encore
donné. L'alliance ambiguë mais décisive entre
États-Unis et Vatican, qui ne date pas de
1945, mais de 1918,
reposait sur des stratégies européennes
partiellement
communes. Elle passa par une organisation
américaine catholique
intégriste née dans les années 1880, les
«Chevaliers de Colomb». Émanation des milieux
«germano-américains» et assimilés
(irlando-américains, etc.) directement
intéressés
au relèvement du Reich, ce mouvement
richissime finança
aussi le Vatican dans les années vingt pour
favoriser
l'expansion américaine dans le Pacifique, via
les missions en
Chine. Washington avait également perçu, après
les
grands bouleversements induits par la Grande
Guerre et menaçant
à nouveau depuis la Crise, l’importance de
l'Église
catholique pour stabiliser le continent
bouleversé. Roosevelt,
qui avait noué en novembre 1936 alliance avec
Pacelli, en voyage
à Washington, contre «le danger croissant du
communisme», la réaffirma solennellement en
1939, dans des
déclarations communes en faveur de la paix.
Le soutien marqué du Vatican à l'Axe pendant
la guerre
suscita des conflits: ainsi lorsque Pie XII
rejeta obstinément
depuis l'été 1942 la demande américaine d’une
condamnation publique des atrocités
allemandes, désormais
notoires, contre les juifs, atrocités qu'il
présenta au
délégué américain permanent, Tittman, comme
«exagérées» par les Alliés,
«pour des buts de propagande», et à propos
desquelles «il ne pouvait nommer les nazis
sans mentionner en
même temps les bolcheviks». Mais l'argent que
les
États-Unis versaient massivement à la Curie
leur valut
des services appréciables, ainsi en matière de
renseignement militaire, par le truchement
d'un héros du
siècle, Mgr Spellman (futur croisé des
«faucons» de la guerre du Viet-Nam). C'est du
début
des années trente que date l'ascension
politique de ce
«jeune prélat américain», ami personnel de
Pacelli, émissaire des «Chevaliers de Colomb»
chargé de gérer depuis 1925 à Rome même les
fonds octroyés à la Curie. Comme Pacelli
germanophile et
antisoviétique militant, il fut nommé en 1932
évêque auxiliaire de Boston et en 1945
cardinal et
archevêque de New York. Symbole de l'ambiguïté
du
combat américain contre l'Axe, ce
maître-espion, qui
dirigea les services de renseignements
américano-vaticans
pendant la guerre, fut chargé juste après
Stalingrad
d'une mission en Europe en vue du futur
règlement du
«problème soviétique». Le renseignement fut
après guerre maintenu et complété : Spellman
et
son équipe d’ecclésiastiques américains
avaient
dès la guerre assuré l'aide aux «prisonniers
de
guerre», puis aux «réfugiés» à
l'Est de l'Europe; leur mission d'espionnage
s’accompagna ensuite
d’«action psychologique» contre les nouveaux
gouvernements
alliés à l'URSS.
Seul le Vatican, par le réseau dont il
disposait à Rome
même et dans chaque pays grâce au clergé,
épiscopat allemand et autrichien en tête,
pouvait aider
les États-Unis (les Britanniques, et d'autres
encore,
Français inclus) dans cette double tâche,
légitimée par la priorité de la croisade
anti-rouge. Elle avait commencé avant la
capitulation allemande,
sous la houlette de Mgr Hudal, nazi autrichien
endurci dont Pacelli
avait fait la glorieuse carrière romaine, pour
sauver les plus
grands criminels de guerre, allemands,
d’Eichmann à Barbie, de
Bormann à Brunner, et satellites, Oustachis en
tête,
mission déjà présentée. Washington soutint
donc précocement la thèse vaticane selon
laquelle les
clercs traduits devant les tribunaux n’étaient
que d’innocents
adversaires politiques que «les communistes»
avaient ainsi
trouvé le moyen d’éliminer: dès 1945, Pie XII
transforma Stepinac, demeuré sur place, en
martyr de Tito, mythe
couvert par Washington et à sa suite l’«
Occident »
(pourtant sans illusion). Cette collaboration
clandestine le fut de
moins en moins au fil de la guerre froide.
L'administration
américaine avoua dès 1947 combien elle
appréciait
«cette source d'informations et ce moyen
d'action sur tous les
pays de l'Est et du centre de l'Europe que
constituent les cadres du
catholicisme». Dans les années cinquante, la
diplomatie
considérait les ecclésiastiques américains du
Vatican», toujours dirigés par le «Richelieu
du
Texas» (Spellman) comme de purs spécialistes
du
«renseignement. Truman, qui, depuis son
accession à la
Présidence (avril 1945), avait multiplié les
effusions
avec Pie XII, bannit toute précaution pendant
la Guerre de
Corée, exaltant en octobre 1951 « l'importance
du Vatican
comme centre d'informations, “autant dire
d'espionnage” ». Pour
leurs motifs propres, économiques en premier
lieu malgré
les apparences, comme après la guerre
précédente,
les États-Unis relevèrent l'Allemagne
occidentale et
disculpèrent, en étroite collaboration avec le
Vatican,
cet État où le retour au statu quo n'avait
épargné aucun secteur, économie, justice,
enseignement, monde politique, etc. Il en alla
de même en Italie
où ils procédèrent au replâtrage hâtif
des élites compromises jusqu'au bout avec le
fascisme.
Sous la couverture désormais du combat
anti-rouge, ils
reproduisirent la guerre à peine achevée le
mécanisme qui avait naguère œuvré au
démantèlement de la Yougoslavie. Alors que les
Anglais
Churchill et Eden à Moscou avaient en octobre
1944 reconnu
l’octroi de Trieste et Pola à la Yougoslavie,
Washington refusa,
troupes à l’appui, Trieste à Tito : cet abcès
précoce des rapports entre Alliés du guerre
offrait un
moyen de pression sur l'URSS, sur la
Yougoslavie, mais aussi sur
l'Italie. Car le régime de De Gasperi se
montra aussi
revendicatif contre la Yougoslavie sur cette
zone de la
Vénétie julienne que du temps de Nitti et de
Mussolini;
et, soutenu par le Vatican, il clama ses bons
droits
d'«Occidental» à la révision du Traité
qui sanctionnait sa défaite: le règlement
américain de la question en octobre 1953
rendit Trieste à
l'Italie, à la grande fureur (clandestine) du
Quai d'Orsay et
à la grande joie de Pie XII, qui « se réjouit
des
bonnes nouvelles de Trieste » en réclamant
pour l’Italie
l’Istrie entière. Les «ligues» du Nord
présentent aujourd'hui des revendications
balkaniques que la
Démocratie chrétienne avançait ouvertement
pendant
la Guerre froide. Washington pesa lourd à
Belgrade pendant les
années de fâcherie avec Moscou, mais
l’inclinaison de Tito
vers l’Ouest ne sauva pas son pays des griffes
du « lobby
Stepinac de Spellman » (expression de la
presse américaine
en septembre 1951). L’action sécessionniste
conduite tant
à l’intérieur qu’à l’extérieur de la
Yougoslavie par les alliés du « lobby » ne
connut
jamais de pause : le PC « sent parfaitement
[l]e danger»
qui menace le pays, et il lutte contre le
Vatican tout
s’efforçant de ne pas rompre avec l’Église ?
quadrature
du cercle ? « car il y a, dans la question
catholique yougoslave,
assez de force explosive pour désagréger un
jour l'empire
slave que Tito a recueilli de la succession
des Karageorges (sic)
» (G. Heuman, consul de France à Ljubljana,
juin 1947). La
contribution des États-Unis à la dislocation
yougoslave
va donc bien au-delà des développements
récents de
leur vieille politique pétrolière au
Moyen-Orient
musulman.
Quant au Reich, les années cinquante lui
rendirent, notamment
par la voie ecclésiastique, la place perdue en
1945 en terre
yougoslave. Le Vatican avait d'abord dû jouer
la carte
américaine, nommant en 1946 nonce («visiteur
apostolique») en Yougoslavie après guerre
l’Américain Hurley, de l’équipe de
renseignement de
Spellman. Belgrade s’était réjouie trop tôt
d’échapper aux méfaits d'« un Italien » : Mgr
Hurley alluma l’incendie pendant les premières
années au
bénéfice apparent de Stepinac. Après quoi les
Yougoslaves eurent en 1950 effectivement droit
à « un
Italien », chargé des mêmes missions, Oddi.
Puis
vint au milieu de la décennie le temps des
Allemands : Tardini,
secrétaire des Affaires extraordinaires,
expliqua en
décembre 1954 au diplomate français Burin des
Rosiers
qu’un Allemand conviendrait bien mieux qu’« un
Yougoslave
», puisque « la majorité des membres du
clergé et des fidèles catholiques yougoslaves
parlent
allemand ». Tout porte à croire que les
décennies
suivantes ne changèrent pas la donne.
Un point sur
les sources :
Mon travail sur la Yougoslavie s’est appuyé
sur la consultation
des archives du Quai d'Orsay portant sur tous
les pays d'Europe et sur
les États-Unis (de 1890 à la fin des années
1950)
et des archives publiées par les États,
notamment les
Foreign Relations of the United States (FRUS),
les Documents on British
Foreign Policy, 3d Series (1919-1939), les
Documents on German Policy
(1933-1941) (publication d’après-guerre des
Alliés
anglo-saxons), les séries allemandes Die
grosse Politik der
Europäischen Kabinette 1871-1914 et Akten zur
deutschen
auswärtigen Politik, 1918-1945, consultables,
en usuels, à
la Bibliothèque de Documentation
Internationale Contemporaine
(BDIC) de l'Université de Nanterre.
Le lecteur en trouvera la liste dans mon
article « Le Vatican et
les buts de guerre germaniques de 1914 à 1918
: le rêve
d'une Europe allemande », revue d'histoire
moderne et
contemporaine, n° 42-44, octobre-décembre
1995, p. 517-555,
et surtout mon ouvrage Le Vatican, l'Europe et
le Reich de la
Première Guerre mondiale à la Guerre froide
(1914-1955),
Paris, Armand Colin, 1996 (tout ce qui figure
plus haut en provient,
avec les références). Ajouter à sa
bibliographie
Marco Aurelio Rivelli, Le Génocide occulté,
riche en
documents, Lausanne, L’âge d’homme, 1998;
Christopher Simpson,
Blowback. America’s recruitment of Nazis and
its effects on the Cold
War, New York, Weidenfeld & Nicolson, 1988
(largement fondé
sur les archives « déclassifiées » de la CIA,
essentiel sur le sauvetage-recyclage des
bourreaux), et John Cooney,
The American Pope. The life and times of
Francis Cardinal Spellman, New
York, Times Books, 1984.
La dernière biographie de Pie XII perçoit
l’intérêt porté par le Vatican aux Balkans,
entre
le concordat de Serbie de 1914 et le
dépècement de 1941,
mais situe mal la « politique à l’Est » du
Vatican
en général et la question yougoslave en
particulier (John
Cornwell, Le pape et Hitler, Albin Michel,
Paris, 1999).
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