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Subject: Le Monde diplomatique et Milosevic
Marc-Antoine Coppo
Chargé de Recherche au CNRS

Le Monde diplomatique et Milosevic ou les errements d'un grand
journal mal
conseillé

Dans la presse française, les voix qui s'élèvent pour dénoncer la
politique
d'accusation du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie
(TPIY)
contre Slobodan Milosevic sont plutôt rares. Conseillère du Monde
diplomatique, Catherine Samary a eu au moins le mérite dans le
dossier «
Slobodan Milosevic » du site Internet de ce mensuel
(http://www.mondediplomatique.fr/cahier/kosovo/samary0701), de relever
quelques « incohérences » dans l'acte d'accusation contre l'ancien
Président
yougoslave. Malheureusement, comme nous allons le voir, ses reproches
reposent en grande partie sur une méconnaissance de la logique propre
à ce
tribunal (qui a sa cohérence), et de son véritable rôle dans l'après-
conflit
yougoslave.
Dans son article, Catherine Samary critique notament le caractère
limité et
opportuniste de l'acte d'accusation contre Slobodan Milosevic
concernant le
Kosovo qui ne porte que sur la période allant de janvier à juin
1999 :s'il
s'agit de reprocher à Belgrade la politique d'oppression et de
répression de
la minorité albanaise au Kosovo ou de l'UCK (Armée de Libération du
Kosovo),
notamment en 1998, écrit-elle, ni la période ni les termes de
l'inculpation
ne sont adéquats », semblant ainsi regretter que l'ancien président
yougoslave n'ait pas été inculpé pour les actes commis en 1998. Par
ailleurs, elle s'étonne (ou feint de s'étonner) que « rien ne fut dit
à
Rambouillet d'un plan de nettoyage ethnique qui aurait commencé à
être mis
en oeuvre en janvier 1999 (légitimant l'intervention de l'OTAN en
mars) »
et déclare avec une candeur touchante « souhaiter la plus grande
transparence et le retour sur les massacres commis - y compris ceux,
fort
controversés, de Racak qui ont précipité la conférence de
Rambouillet ».
Contrairement à ce que pense Catherine Samary, la date de janvier 1999
retenue par le tribunal de La Haye est significative et cohérente car
elle
correspond au retour en force de l'armée serbo-yougoslave (VJ) dans la
province après un retrait en octobre. Mais il aurait surtout fallu
noter que
l'acte d'accusation du TPIY se gardait bien de mentionner que ce
retour
faisait suite au sabotage délibéré par l'UCK des accords Milosevic-
Holbrooke
d'octobre 1998. En effet, comme l'écrit Christophe Chiclet : «
Washington
ayant décidé de diaboliser et d'instrumentaliser la Serbie pour
tester la
nouvelle stratégie de l'Alliance atlantique, il laisse carte blanche
à l'UCK
pour saboter le cessez-le-feu du 13 octobre. (...) Fin décembre,
celle-ci
cherche à prendre le contrôle des villages de Gornja Lapastica,
Velika Reka,
Obrandza et Podujevo, commence à assassiner systématiquement
les Tziganes, cible séculaire du racisme albanais. Comme prévu par les
services américains, la reprise généralisée des attaques de l'UCK
entraine
le retour de la police et de l'armée serbe dans la province » (1).
L'argumentation de la conseillère du Monde diplomatique s'avère
également
pour le moins ambigue sur ce point, puisque après avoir insisté sur
le fait
que la répression de Belgrade contre l'UCK s'était principalement
exercée au
cours de l'année 1998 - ce qui est parfaitement exact -, elle cite un
article du quotidien Libération selon lequel les charniers découverts
l'été
dernier en Serbie correspondraient à des massacres perpétrés au
Kosovo ...
en
mars-avril 1999, soit précisément pendant la période retenue par
l'acte
d'accusation du TPIY. Catherine Samary estime même que « ces
dissimulations
de corps sont un des éléments à charge les plus accablants contre
l'ancien
maître de Belgrade », ce qui conforte, en fait, la thèse de
l'accusation.
En réalité, contrairement à ce que suggère Catherine Samary, ces «
découvertes » apportent bien peu d'éléments nouveaux - malgré leur
très
forte médiatisation en Serbie et en Occident essentiellement destinée
à
justifier le « transfèrement » (i.e. la livraison contre promesse
d'argent)
de M. Milosevic à La Haye (2). Les charniers de Batjanica auxquels
Catherine
Samary fait référence d'une façon très imprécise recèlent moins de
300 corps
(et non « un millier » comme certains propagandistes à la solde des
Etats-Unis l'ont prétendu bien hâtivement), dont un certain nombre
d'entre-eux (quelques dizaines) proviendraient d'un massacre commis
le 26
mars 1999 (soit trois jours après le début des bombardements de
l'OTAN) à
Suva Reka, une ville du sud du Kosovo. Selon des témoins, les auteurs
du
crime étaient tous des Serbes de la ville, civils téléguidés par la
police,
opérant à visage découvert, avec à leur tête un voyou connu (3). On
peut
donc sérieusement douter que M. Milosevic ait quelque chose à voir
avec ce
sanglant règlement de compte mafieux.
En ce qui concerne le nombre de victimes du conflit au Kosovo,
Catherine
Samary évoque étrangement le chiffre de « 10 000 victimes albanaises
dont la
responsabilité incomberait à M. Milosevic et à ses co-inculpés », -
chiffre
avancé en juin 1999 par le Foreign Office britannique - en suggérant
qu'il
s'agit là d'une estimation retenue par le TPIY, or il n'en est rien :
l'acte
d'accusation indique seulement qu'« un nombre indéterminé d'Albanais
du
Kosovo ont été tués au cours des opérations menées par les forces de
la RFY
et de la Serbie » et recense dans son annexe environ 500 victimes des
différents « massacres » imputés à M. Milosevic. D'après les services
de
renseignements militaires occidentaux en poste au Kosovo - a priori
peu
suspects de partialité pro-Milosevic - le nombre de morts dans la
province
de mars à juin 1999, n'a d'ailleurs pas dépassé les 5/6000 personnes
(toutes
ethnies et causes confondues) (4).
On voit donc que les vraies-fausses critiques que Catherine Samary
adresse
au TPIY reposent sur une argumentation floue et ambigue, qui fait
encore la
part bien trop belle à la propagande de l'OTAN, et qui s'avère
d'autant
plus suspecte que la conseillère du Diplo partage avec Carla Del
Ponte la
ferme volonté de sortir les Serbes de leur prétendu « autisme
persistant »,
et une hostilité systématique à l'encontre de Slobodan Milosevic perçu
uniquement comme un homme de pouvoir.
Par ailleurs, Catherine Samary passe sous silence le principal
reproche
qu'on peut légitimement faire au TPIY : ce tribunal politique cherche
avant
tout à réécrire l'histoire du conflit yougoslave en la judiciarisant.
Ainsi, le procureur présente-t-il comme un « fait supplémentaire »
(paragraphe 66 de l'acte d'accusation) la légende selon laquelle, en
visite
au Kosovo en avril 1987, Slobodan Milosevic se serait à cette
occasion «
prononcé en faveur d'un programme nationaliste serbe ». Or, cette
affirmation est totalement mensongère: les 24 et 25 avril 1987 à
Kosovo
Polje, devant des délégués serbes de la province, Slobodan Milosevic
a au
contraire déclaré : « On ne saurait parler de peuples minoritaires et
majoritaires au Kosovo. Les Serbes et les Monténégrins au Kosovo ne
sont pas
une minorité par rapport aux Albanais, de même que les Albanais ne
sont pas
une minorité au sein de la Yougoslavie, mais une ethnie qui vit en
communauté, à égalité de droits avec d'autres peuples et ethnies dans
trois
de nos républiques socialistes. L'attitude qui consiste à revendiquer
un
Kosovo ethniquement pur, économiquement et politiquement autonome et
isolé,
est non seulement idéologiquement, politiquement, ethniquement
impossible
mais encore, en fin de compte, contraire aux intérêts du peuple
albanais
lui-même. Un tel nationalisme l'exclurait de son entourage et, plus
que de
freiner, il interromprait son développement aussi bien du point de
vue de
l'aspect économique que de l'aspect spirituel au sens large, de même
qu'Enver Hodja par sa politique, a exclu de l'Europe le peuple
albanais déjà
si petit avec sa société fortement sous-développée, le privant de la
possibilité de participer à la vie économique du monde moderne. Cette
partie-ci du peuple albanais tend vers l'Europe, vers une société
moderne et
il ne faut pas la freiner sur cette voie. Nationalisme signifie
toujours
isolement vis à vis des autres, enfermement dans des cadres
restreints ce
qui entraine aussi un retard dans le
développement, car sans coopération, sans communication sur le terrain
yougoslave d'abord, et sur un espace plus vaste ensuite, il n'est pas
de
progrès. Tout peuple, toute ethnie qui s'enferme dans le nationalisme
manifeste un comportement irresponsable envers son propre devenir.
C'est
pourquoi nous autres communistes, en premier lieu, devons
entreprendre tout
ce qui pourra mener à l'élimination des conséquences du comportement
nationaliste et séparatiste tant au Kosovo que dans les autres
régions du
pays. (...) Nous ne pourrons pas faire revenir la composition
ethnique du
Kosovo à son état de jadis. Mais nous pouvons au moins enrayer
l'immigration,
assurer les conditions indispensables pour que tous les hommes qui
vivent au
Kosovo y soient chez eux, qu'ils vivent égaux et qu'ils partagent
équitablement le destin économique d'abord, puis tous les autres
destins de
cette région. » (cf. Slobodan Milosevic, « Les années décisives »,
L'Age
d'Homme, 1990, p. 113-120).

En définitive, ce piètre « dossier » consacré à la comparution de M.
Milosevic reflète bien les errements du Monde diplomatique sur le
sujet
yougoslave. Ce grand journal a été partiellement fourvoyé par sa
conseillère
trotskiste qui, en dépit de sa prétendue « expertise de trente ans »,
n'a
malheureusement pas compris (ou pas voulu comprendre) la véritable
nature du
conflit dans les Balkans qu'elle a réduit à des causes socio-
économiques. En
témoigne ce qu'elle affirmait encore, contre toute évidence, en juin
dernier
dans un entretien à la Revue internationale et stratégique: « Quant au
Kosovo, contrairement à ce qu'on en a dit, les gouvernants de l'Union
européenne voire des Etats-Unis, étaient à mon avis infiniment plus
proches
du gouvernement de Belgrade que des revendications albanaises. » (5).
Une
telle cécité volontaire dépasse l'entendement. On se demande bien
alors
pourquoi Madeleine Albright voulait prendre prétexte des troubles au
Kosovo
pour attaquer La Serbie dès le printemps 1998 (afin de se débarrasser
de
Milosevic), et pourquoi les services spéciaux allemands (BND et MAD)
ont
entrainé et équipé les hommes de l'UCK dès 1997. Heureusement,
d'autres
collaborateurs extérieurs du Monde diplomatique (Paul-Marie de La
Gorce et
Christophe Chiclet notamment) se sont montrés autrement plus
clairvoyants et
objectifs dans leurs analyses que la mauvaise conseillère du journal.

Marc-Antoine Coppo

(1) Christophe Chiclet, « Mystérieuse UCK », in Kosovo: le piège. Les
cahiers de Confluences. L'Harmattan, 2000.

(2) Cf. Rémy Ourdan, « Les révélations sur les charniers font évoluer
l'opinion serbe », Le Monde du 2 juillet 2001.
(3) Cf. Christophe Châtelot, « Des corps exhumés à Belgrade seraient
ceux
des victimes du massacre de Suva Reka », Le Monde du 3 juillet 2001.
(4) Cf. Christophe Chiclet, Op. cité.

(5) Revue internationale et stratégique, 42, été 2001.

Marc-Antoine COPPO
Université de Nice-Sophia Antipolis
<coppo@...>