http://www.reseauvoltaire.net/article14657.html

L'alliance du Pentagone avec les nazis

« Operation Paperclip » : des V2 à la Lune

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, l'état-major des États-Unis met
en place l'opération Paperclip à l'insu du Président Roosevelt. En
quelques années, près de 1500 scientifiques nazis sont exfiltrés et
recrutés pour lutter contre l'URSS communiste. Ils poursuivent
notamment des recherches sur les armes chimiques, sur l'usage des
psychotropes dans la torture, et sur la conquête spatiale. Loin de les
affecter à des postes subalternes, le Pentagone leur confie la
direction de ces programmes qu'ils marquent de leur empreinte
idéologique.

24 août 2004


La Seconde Guerre mondiale à peine terminée sur le théâtre européen,
les États-Unis et l'URSS entrent en rivalité. Leur priorité devient de
piller le plus rapidement l'ennemi vaincu, le IIIe Reich. Le
savoir-faire technologique développé par les scientifiques allemands
suscite toutes les convoitises bien qu'il soit le fruit d'une
exploitation d'une main d'œuvre servile issue des camps de
concentration.

Une partie de l'état-major états-unien, bouleversée par ce que
découvrent ses hommes à Dachau, Auschwitz, Dora, ordonne de recueillir
le plus grand nombre de preuves possible en vue d'un procès des
dirigeants nazis. D'autres officiers de l'état-major considèrent au
contraire que ces criminels forment un personnel irremplaçable qu'il
convient de mettre au service de la puissance des États-Unis. Une
opération militaire de récupération des scientifiques allemands ayant
travaillé pour le IIIe Reich est donc montée par le Pentagone. Appelée
« Operation Paperclip » (Opération Trombone), elle est confiée à la
Joint Intelligence Objectives Agency (JIOA) [1], qui regroupe alors
l'ensemble des services de renseignement militaires états-uniens. Comme
l'expliquera plus tard son directeur, Bosquet Wev, « le gouvernement se
préoccupait de "bagatelles" - les dossiers des nazis - au lieu de
privilégier "l'intérêt des États-Unis, et gâchait ses forces
inutilement à vouloir frapper un cheval nazi mort" » [2].

L'opération se heurte à de vives résistances à la fois chez les
responsables politiques et dans l'état-major. La position du président
Franklin Delano Roosevelt était claire : interrogé par William Donovan,
chef de l'OSS, sur l'opportunité d'accorder des privilèges aux
officiers SS et aux membres du ministère des Affaires étrangères
allemand, le président des États-Unis refuse. Parmi les personnes ainsi
recrutées par l'OSS, « certains devront peut-être carrément être jugés
pour crimes de guerre ou au moins arrêtés pour avoir participé de
manière active aux activités nazies », argue-t-il. Passant outre
l'ordre présidentiel, la JIOA prend la décision de falsifier les
dossiers militaires des scientifiques allemands qu'elle projette
d'exfiltrer aux États-Unis [3].

Les scientifiques les plus convoités dans l'immédiat sont ceux qui ont
fait peser la menace la plus lourde sur le camp des Alliés,
c'est-à-dire ceux chargés de la conception des redoutables missiles V2.
Leur chef de file est Wernher von Braun. Agé de seulement 32 ans en
1945, il s'agit d'un des plus brillants ingénieurs de l'époque. Dès les
années 1930, il travaille sous la houlette d'Hermann Oberth, père de
la fusée allemande. Il rejoint la SS et le commandement personnel du
chef de l'organisation, Heinrich Himmler, avant d'obtenir le grade de
commandant. Pendant la guerre, il travaille au centre de Peenemünde sur
le projet de fusées V2. Celles-ci sont construites à l'usine
Mittelwerk, par du personnel venu du camp de concentration de Dora.

[PHOTO: Le major SS Wernher von Braun, 1943
Présentation aux dignitaires nazis du centre de recherche de Peenemünde
où fut conçue la « guerre des étoiles » et réalisés les V2. Von Braun
devint ultèrieurement le patron de la NASA.]

Après la victoire des Alliés, il est interné un temps à Garmisch par
l'équipe du colonel états-unien, Holger Toftoy, habité d'un projet
fou : relancer sur la base de Fort Bliss, aux États-Unis, le programme
de fusées sur lequel travaillait von Braun. Il charge d'ailleurs
celui-ci de convaincre avec lui ses anciens collègues de rejoindre
l'aventure. La tâche n'est pas très difficile : la plupart des
scientifiques concernés risquent, s'ils restent en Europe, d'être
traduits devant un tribunal pour « complicité de crimes de guerre ».
Parallèlement, un des directeurs de la JIOA, E.W. Gruhn, se charge
d'établir une liste des scientifiques allemands et autrichiens les plus
qualifiés pour les faire recruter par ses services. Il s'appuie pour
cela sur Werner Osenberg, qui a dirigé la section scientifique de la
Gestapo chargée de vérifier la fiabilité politique des savants
travaillant pour le Reich. Les rapports et dossiers de la sinistre
police permirent à Osenberg d'établir une liste de quinze mille noms de
scientifiques, mentionnant leurs affiliations politiques et leur valeur
scientifique. Ainsi que l'observe Linda Hunt, cette méthode
« favorisait l'embauche de nazis convaincus » [4]

Le programme confié à von Braun n'obtient pas immédiatement les
résultats attendus. En juin 1947 le premier V2 modifié est tiré depuis
la rampe de lancement de White Sands Proving Ground, au
Nouveau-Mexique. La fusée, assemblée à partir de pièces allemandes
trouvées à Mittelwerk, s'écarte de sa trajectoire initiale pour aller
s'écraser de l'autre côté de la frontière mexicaine, à moins de cinq
kilomètres d'un quartier surpeuplé de la ville de Juarez. Ce qui oblige
Washington à expliquer immédiatement aux Mexicains qu'il ne veut en
aucun cas lancer une attaque de missiles contre leur pays.

[PHOTO: Note déclassifiée du chef d'État Major de l'US Air Force datée
du 2 juin 1953 attestant que 820 scientifiques nazis ont déjà été
recrutés dans le cadre de Paperclip.]

Le transfert de scientifiques aussi impliqués dans l'appareil nazi ne
pouvait se passer sans encombre. Nombre d'entre eux n'ont accepté cet
« exil » que sous la menace de poursuites judiciaires dans leur propre
pays. Ce qui n'est pas un gage de fiabilité. Au mieux, ils considèrent
collaborer avec un allié objectif dans la lutte contre l'URSS. Au pire,
ils sont décidés à partager le moins possible les technologies qu'ils
maîtrisent, ou bien à les vendre au plus offrant. Ces problèmes sont
d'ailleurs identifiés dès le début de l'opération. Walter Jessel,
lieutenant de l'armée états-unienne, a été chargé en 1945 d'évaluer la
loyauté des scientifiques avant qu'ils ne quittent l'Allemagne. Son
rapport, fondé sur des interrogatoires, conclue que von Braun et ses
hommes cherchent à cacher leurs informations aux officiers
états-uniens. Selon le militaire états-unien, leur faire confiance
serait « une absurdité évidente ». Après tout, les scientifiques
allemands étaient, encore très récemment, dans le camp ennemi. Malgré
cela, ils ne seront jamais placés sous stricte surveillance par le
commandant James Hamill, pourtant directement responsable du groupe
Paperclip à Fort Bliss : « non seulement (..) les membres de Paperclip
étaient autorisés à avoir largement accès aux informations secrètes,
mais (…) il n'y avait ni couvre-feu, ni vérification du courrier
allemand ». De plus, « les activités des scientifiques à l'extérieur
étaient très peu contrôlées ». Ce qui témoigne, soit d'une légèreté
incroyable, soit d'une confiance aveugle ne pouvant s'expliquer par de
la simple naïveté.


Une opération d'« intérêt national »

L'opinion publique ne s'émeut pas de cette arrivée sur le territoire
états-unien d'anciens scientifiques nazis. D'autant qu'elle est
soigneusement désinformée sur le sujet. Fin 1946, le département de la
Guerre organise même une journée porte ouverte à Wright Field afin de
présenter une délégation de « savants allemands » à la presse. Les
articles publiés à la suite de cette initiative de pure propagande
passent totalement sous silence les antécédents douteux de ces
ingénieurs si brillants. La doxa du Pentagone veut que tous aient été
« passés au crible ». Le sous-secrétaire à la Guerre Patterson déclare
notamment qu'« aucun scientifique soupçonné de crimes de guerre n'a été
introduit aux États-Unis ». En réalité, d'importantes dissensions
existent au sein même de la base de Wright Field, où plusieurs
militaires états-uniens s'indignent de devoir travailler avec des
« criminels de guerre nazis ». Theodor Zobel est ainsi accusé d'avoir
« effectué des expériences sur des êtres humains quand il dirigeait les
souffleries de Chalais-Meudon, en France », une information confirmée
par un rapport de l'OMGUS, l'administration militaire états-unienne de
Berlin. L'expert en carburant de Jet, Ernst Eckert, voit resurgir son
passé d'ancien membre de la SA, puis de membre du NSDAP à partir de
1938, et de la SS en 1939. Mais la politique du Pentagone consiste à
protéger au maximum ses hommes, tout en poursuivant les exfiltrations.
À partir de l'été 1947, la JIOA lance une nouvelle opération intitulée
« National Interest » (Intérêt national) qui lui permet de recruter
toute la gamme des scientifiques nazis, même ceux condamnés pour crime
de guerre. Elle leur propose de travailler pour l'armée ou pour de
grandes entreprises privées, notamment Lockheed, W.R. Grace and
Company, CBS Laboratories et Martin Marietta. Otto Ambros est de ceux
qui bénéficièrent du programme. Directeur de l'IG Farben pendant la
guerre, il participa à la décision d'utiliser le Zyklon B (produit par
une filiale d'IG Farben) dans les chambres à gaz, et choisit seul le
camp d'extermination d'Auschwitz pour y installer une usine. Ce qui lui
permit de faire produire par une main d'œuvre en condition d'esclavage
des gaz asphyxiants qu'il testait sur place sur des prisonniers, avant
que leur usage ne soit généralisé à tous les camps. Déclaré coupable
d'esclavage et de meurtres en série à Nuremberg, il bénéficie néanmoins
de la clémence du tribunal et n'est condamné qu'à huit ans de prison.
Durant sa période de détention, son nom est maintenu sur la liste
d'embauche de la JIOA, qui le recrute dès sa libération prématurée par
John McCloy, haut-commissaire états-unien pour l'Allemagne. Il est
alors intégré en tant que « conseiller » dans les effectifs de W.R.
Grace Company, Dow Chemical ainsi que dans ceux de l'US Army Chemical
Corps.


Objectif Lune

Malgré les difficultés rencontrées au début du programme, l'opération
Paperclip tient vite ses promesses dans plusieurs domaines, où
l'état-major n'hésite pas à placer « ses » scientifiques nazis à des
postes clés. Le plus emblématique est celui de la conquête spatiale, où
s'illustre toute l'ancienne équipe des V2, qui dirige pratiquement
l'intégralité des recherches. Érigé en priorité par le président John
F. Kennedy en 1961, l'envoi d'un homme sur la Lune est directement
confié aux ingénieurs nazis de l'équipe de Wernher von Braun. Ce
dernier devient le premier directeur du Marshall Flight Center, le
centre spatial de la NASA à Huntsville. Arthur Rudolph est nommé
directeur de projet pour le programme de la fusée Saturne V, celle-là
même qui atteindra la Lune en 1969. Pendant la guerre, en tant que chef
de la production à Mittelwerk, Rudolph était notamment chargé de fixer
le nombre d'heures de travail réalisable par les prisonniers venus du
camp de concentration voisin de Dora. Enfin, l'ancien membre de la SS,
de la SA et de deux autres groupes nazis, Kurt Debus, devient le
premier directeur du Kennedy Space Center à Cap Canaveral. La
collaboration des trois hommes permet aux États-Unis de réaliser l'un
des accomplissements les plus spectaculaires de son histoire puisque,
le 21 juillet 1969, Neil Armstrong pose le pied sur la Lune. Un
véritable couronnement pour la coopération scientifique entre le parti
nazi et l'état-major états-unien.

[PHOTO: Hubertus Strughold
Scientifique nazi ayant coordonné des expériences sur la résistance au
froid des déportés de Dachau. Recruté par Paperclip.]

Mais ce n'est pas le seul domaine où cette coopération parvient à
d'excellents résultats. Au début des années 1950, l'armée états-unienne
lance un programme destiné à améliorer la connaissance de la santé des
pilotes et des soins à leur proférer en cas d'accident ou de
circonstances extrêmes, tel que le parachutage en très haute altitude.
Ces recherches sont centralisées à l'École de médecine aérienne de
Randolph Field, au Texas, sous la direction du général Harry Armstrong.
Plusieurs scientifiques nazis y travaillent à ses côtés. Le plus
éminent d'entre eux est Hubertus Strughold. Celui-ci, après avoir vécu
aux États-Unis pendant l'entre-deux-guerres, devient, pendant le
conflit, responsable de l'Institut de la Luftwaffe pour la médecine
aérienne à Berlin. Un centre de sinistre mémoire : des scientifiques y
ont mené des expérimentations particulièrement atroces sur des détenus
de camps de concentration afin de vérifier la durée de résistance au
gel, à l'absorption d'eau salée et au manque d'oxygène.
Officiellement, Strughold n'aurait pas eu connaissance de ces
expériences. Elles ont pourtant été menées par ses proches
collaborateurs : Siegfried Ruff, responsable des expériences de
simulation de haute altitude (qui rendaient les détenus complètement
fous par manque d'oxygène) a même coécrit un livre de santé aérienne
avec lui. Ruff manqua d'ailleurs lui aussi d'être recruté dans le cadre
de Paperclip, après avoir été miraculeusement acquitté à Nüremberg.
Aujourd'hui encore, le bâtiment de l'US Air Force à San Antonio porte
le nom d'Hubertus Stronghold.


Edgewood Arsenal : du gaz moutarde au contrôle des cerveaux

Le code de Nuremberg, destiné notamment à prévenir la réédition des
horreurs nazies, ainsi que les lois régissant la zone états-unienne
d'Allemagne interdisant aux Allemands de faire des recherches sur la
guerre chimique, n'ont pas empêché le gouvernement des États-Unis
d'utiliser les cerveaux nazis dans le cadre de Paperclip, bien au
contraire.

La base militaire ultra-secrète d'Edgewood Arsenal, dans l'État du
Maryland, était depuis 1922 le principal centre de recherche médicale
sur la guerre chimique aux États-Unis. D'abord pour tester les gaz
inventés par les Allemands pendant la guerre, et plus tard les méthodes
de manipulations psychologiques, de nombreux scientifiques de
l'opération Paperclip y menèrent des expériences de 1947 à 1966,
souvent de manière trop empirique et en utilisant les cobayes qu'ils
avaient sous la main. Ce qui n'arrangea pas l'image de Paperclip, même
parmi le personnel scientifique qui y était basé en permanence. Ainsi
le directeur scientifique d'Edgewood à l'époque, Dr Seymour Silver,
commentait-il leurs travaux en ces termes : « Leur appréciation
générale autant en ce qui concernait le choix des sujets que sur les
expériences elles-mêmes était erronée, très mauvaise ». Or dans un
domaine des gaz de combat, des gaz incapacitants et des psychotropes,
de telles méthodes eurent des conséquences humaines terribles.

L'un des premiers nazis recrutés sur la base est Kurt Rahr, second
couteau nazi autant inquiété en Allemagne pour des délits de droit
commun que pour son soutien au IIIe Reich. Malgré un rapport
défavorable le jugeant indigne de confiance et donc dangereux pour la
sécurité des États-Unis, la JIOA envoie ce spécialiste de
l'électronique haute fréquence à Edgewood en septembre 1947. Mais on ne
lui confie pas de travaux classés secrets et il est trop modéré au goût
de Hans Trurnit, autre recrue importée en 1947 de l'élite scientifique
nazie cette fois, qui l'accuse d'être communiste et le fait renvoyer en
Allemagne. Titulaire à l'université de Kieldu de 1934 à 1940, Trurnit y
a été l'adjoint du professeur Holzlöhner , qui mena, pendant la
deuxième guerre mondiale, des expériences concernant le froid sur des
prisonniers de Dachau.

Mais le principal atout d'Edgewood dans le cadre de Paperclip reste le
chimiste Friedrich Hoffmann, lui aussi parmi les premiers arrivés sur
la base. Cet ancien candidat recalé aux SA synthétisait pendant la
guerre les gaz toxiques et les toxines pour le laboratoire de chimie de
guerre de l'université de Würzburg et l'Institut de recherches
techniques de la Luftwaffe. Arrivé aux Etats-Unis, il est chargé
d'inventer de nouvelles tenues de protection et des antidotes contre
les deux gaz les plus mortels inventés par les nazis dont dispose l'US
Army, le Tabun et le Sarin, ramenés en grande quantités depuis
l'Allemagne dans les arsenaux états-uniens. À l'aide des rapports sur
les expériences menées dans les camps de concentration et de cobayes
choisis parmi des soldats de la base, volontaires mais peu informés sur
la réalité des expériences, il tente de déterminer quels effets
produisent ces gaz sur l'organisme. Le protocole expérimental est
sommaire : une vaste pièce est aménagée en chambre à gaz, on y place
des animaux et des soldats à qui l'on demande d'ôter leur masque à gaz
et de respirer des doses de poison jusqu'à ce qu'ils ne le supportent
plus. Ainsi le soldat Don Bowen raconte, après avoir vu tous les
animaux de la pièce agoniser dans d'atroces souffrances : « Mon premier
réflexe fut de ne pas respirer. Et quand finalement j'ai pris une
longue inspiration, le gaz me brûla le nez, la gorge et les lèvres ».
De nombreux cobayes sont ainsi hospitalisés pour divers troubles après
avoir respiré de faibles doses de gaz moutarde ou Tabun.


Le LSD, arme de guerre psychologique

En 1949, les scientifiques de Paperclip basés à Edgewood se voient
confier une nouvelle mission : tester un psychotrope étonnant, qui
provoque des hallucinations et des tendances au suicide chez les êtres
humains. Il s'agit du LSD, découvert quelques années plus tôt par un
autre Hoffmann, Albert cette fois, dans les laboratoires Sandoz de
Bâle. [5]. Son utilisation devait, selon Son principal promoteur L.
Wilson Greene, rendre possible une guerre plus humaine. L'objectif est
en effet au départ de déterminer si l'on peut avoir recours au LSD et à
une soixantaine d'autres psychotropes pour mener une guerre
« psychochimique » destinée à affaiblir la population et les troupes
ennemies. Mais progressivement, avec la montée en puissance de la
Guerre froide et la multiplication des opérations de
contre-insurrection, la CIA s'accapare le projet et le focalise sur la
conduite des interrogatoires et les moyens de briser la résistance
psychologique de l'interrogé, de provoquer des dissociations
psychologiques et des états d'amnésie [6].

Les sources d'informations de la CIA pour la guerre chimique étaient
essentiellement des scientifiques allemands ayant travaillé pour l'IG
Farben (la société qui produisait le gaz Zyklon B utilisé dans les
camps de concentration), comme Walter Reppe, son ancien chimiste en
chef, que les États-Unis tentent de récupérer en vain en 1948, alors
qu'il travaille déjà pour les Britanniques. Un vaste recensement des
plantes psychotropes est entrepris par Friedrich Hoffmann afin de
mettre au point le « sérum de vérité » idéal.

On donne également d'importantes doses de LSD à des soldats-cobayes
d'Edgewood avant de les soumettre à des interrogatoires agressifs qui
provoquent chez eux des états de peur intense, voire dans certains cas
des convulsions, de l'épilepsie ou des crises de paranoïa aigües
laissant de nombreuses séquelles.

Les recherches sur l'amnésie, quant à elles, aboutirent à l'utilisation
du Sernyl (SNA), connu également sous le nom de PCP ou « poussière
d'ange », qu'on administrait par voie orale ou en aérosol à des soldats
pendant qu'ils marchaient sur une trépigneuse. Accès de folie intense,
amnésie totale et autres comas furent observés dans les laboratoires
d'Edgewood.

Parmi les plus virulents nazis de Paperclip à avoir participé aux
recherches sur la guerre chimique et psychologique, figurait également
l'ancien brigadier-général Walter Schieber (employé pendant 10 ans),
qui avait supervisé les usines d'armement françaises sous l'occupation,
les usines allemandes employant des STO et le programme nazi de guerre
chimique. Emprisonné en 1945 car suspecté de crimes de guerre, il sauve
sa peau en rédigeant des rapports sur la guerre chimique pour l'US
Army, en se présentant comme témoin vedette à Nuremberg pour être
intégré à Paperclip en 1947.

Dans la seule période entre 1955 et 1975, sept mille soldats furent
utilisés comme cobayes involontaires ; gazés, asphyxiés, drogués pour
les recherches sur le contrôle du cerveau.


Un élément d'une politique

La fin de l'aventure est piteuse. À partir du début des années 1970,
les crédits militaires accordés aux programmes des scientifiques
Paperclip diminuent. En 1971, des restrictions budgétaires touchent
durement le programme spatial, et tout particulièrement les ingénieurs
allemands. Arthur Rudolph prend sa retraite, recevant au passage la
plus haute distinction de la NASA, la Distinguished Service Medal. La
même année, Wernher von Braun est contraint de témoigner devant des
procureurs d'Allemagne de l'Ouest chargés d'enquêter sur les crimes
commis au camp de concentration de Dora. Peu après, il doit abandonner
son rêve secret de devenir administrateur général de la NASA. En 1974,
c'est au tour de Kurt Debus de prendre sa retraite. Dix ans plus tard,
en 1984, alors que ressurgissent les accusations de crime de guerre à
l'encontre d'Arthur Rudolph, ce dernier est contraint de quitter les
États-Unis pour Hambourg.

Au total, les différents programmes de l'Opération Paperclip ont
mobilisé près de 1500 scientifiques nazis pour lutter contre l'URSS.
Ils attestent du choix de l'état-major interarmes des États-Unis de
collaborer avec le parti nazi malgré le veto du président Roosevelt. Un
choix ultérieurement validé par le président Truman et hissé au niveau
d'une politique fédérale systématique. En effet, sous le contrôle du
Conseil de sécurité nationale, des opérations similaires sont conduites
parallèlement dans d'autres domaines pour récupérer et intégrer les
cadres nazis ainsi que les cadres du système militaire nippon dans
l'appareil de sécurité des États-Unis ou pour les employer dans des
opérations secrètes à l'étranger.


[1] La Joint Intelligence Objectives Agency a été créée en 1945, sous
la tutelle du Joint Intelligence Commitee (JIC), le service de
renseignement de l'état-major interarmes. Le JIC était composé du
directeur des services de renseignement de l'armée, de son homologue de
la Navy, du vice-directeur de Air Staff-2 et d'un représentant du
Département d'État. « Records of the Office of the Secretary of Defense
(Record Group 330)
[http://www.archives.gov/iwg/declassified_records/
rg_330_defense_secretary/rg_330_records.html], site de l'Interagency
Working Group.

[2] « US Coverup of Nazi Scientists », par Linda Hunt, Bulletin of the
Atomic Scientists, avril 1985, p.24.

[3] Le chef de l'état-major de l'US Army était alors Omar N. Bradley.

[4] L'Affaire Paperclip - La récupération des scientifiques nazis par
les Américains 1945-1990, de Linda Hunt, Stock, 1995. (1ère éd. 1991).

[5] L'utilisation de la molécule qu'Albert Hoffmann avait expérimentée
lui-même de manière triviale, cette fois dans le cadre des expériences
d'Edgewood puis de l'opération « MK ULTRA » pour le contrôle de la
contre-culture, le conduira plus tard à l'appeler son « enfant
terrible ».

[6] Voir également à ce sujet « Les manuels de torture de l'armée des
États-Unis » [http://www.reseauvoltaire.net/article14005.html%5d, par
Arthur Lepic, Voltaire, 26 mai 2004.