http://www.voltairenet.org/article136429.html

Tribunes et décryptages - 9 mars 2006

Comment optimiser la propagande ?

Le cabinet de relations publiques Project Syndicate a très largement
diffusé un texte du secrétaire à la Défense états-unien, Donald
Rumsfeld, appelant à une réforme des moyens de propagande de
Washington. Compte tenu de sa diffusion, ce texte a suscité un grand
nombre de commentaires dans la presse internationale et a remis à
l'ordre du jour la question de la guerre psychologique et de la
fabrique du consentement. Mais, dans la presse occidentale mainstream,
le débat n'a pas porté sur les moyens à mettre en œuvre pour résister
à cette propagande et discerner le vrai du faux. Ce débat a porté sur
les moyens à mettre en œuvre pour rendre cette propagande plus efficace !
C'est un étrange spectacle que de voir, dans des médias se targuant
d'indépendance, d'objectivité et tirant leur légitimité de cette
auto-désignation, un débat sur le meilleur moyen d'influencer la
presse et l'opinion. Une tribune émanant d'un membre important d'un
gouvernement appelle à la reprise en main de l'information pour servir
des intérêts politiques, elle bénéficie d'une audience mondiale, elle
peut être lue par les lecteurs du monde entier sans que cela ne
provoque la moindre remise en cause des médias dominants de la
crédibilité des sources officielles états-uniennes.

Comme toujours pour un texte diffusé par Project Syndicate, la tribune
de Donald Rumsfeld bénéficie d'une diffusion considérable. Nous
l'avons trouvée publiée dans le Los Angeles Times (États-Unis), le
Korea Herald (Corée du Sud), Le Figaro (France), le Daily Star
(Liban), le Jerusalem Post (Israël), El Tiempo (Colombie), Die Welt
(Allemagne) et La Libre Belgique (Belgique), mais d'autres
publications ont dû nous échapper. Cette diffusion planétaire prend
dans le cas de ce texte une dimension comique puisque le propos de
Donald Rumsfeld est essentiellement de se lamenter sur l'incapacité
des États-Unis à se faire entendre. Il assure que les États-Unis et
leurs alliés sont systématiquement dénigrés dans certains médias
manipulés par les « terroristes » qui, eux, ont bien compris l'usage
des médias. À titre d'exemple, il déplore qu'on ait davantage parlé
des tortures contre les prisonniers à Abu Ghraib que des charniers de
Saddam Hussein, oubliant de ce fait la propagande belliqueuse ayant
précédé le conflit. Il regrette également que la diffusion d'articles
favorables à l'occupant en Irak grâce aux moyens du Lincoln Group ait
été révélée et présentée comme un « achat d'information ».
Implicitement, le secrétaire à la Défense assimile donc toute
dénonciation des manipulations médiatiques de son administration ou
des crimes commis par l'armée états-unienne à une action favorable aux
« terroristes », voire à une opération orchestrée par eux.
Le secrétaire à la Défense ne précise pas quels moyens le Pentagone ou
l'administration Bush mettra en œuvre pour soutenir médiatiquement la
guerre au terrorisme. On peut donc déduire que le principal intérêt de
ce texte est de présenter une vision du monde médiatique manichéenne
qui définit toute critique des États-Unis comme partisane du
terrorisme islamiste. Il désamorce également par anticipation toute
critique dans des scandales à venir révélant les manipulations
médiatiques de son gouvernement en les présentant à l'avance comme
relevant de l'intérêt et de la sécurité du « monde libre ». Enfin,
l'auteur insiste également énormément sur le fait que les moyens à
mettre en œuvre doivent être nouveaux, ce qui nécessite de nouveaux
crédits.

Sans surprise, le chroniqueur du Los Angeles Times et chercheur au
Council on Foreign Relations, Max Boot, applaudit l'investissement du
Pentagone dans la propagande. Il déplore en revanche que le
département d'État n'en fasse pas plus. Il souligne que Condoleezza
Rice a fait faire des progrès à son administration en apportant plus
de moyens à la « diplomatie publique » (le terme politiquement correct
pour désigner la propagande), notamment au Moyen-Orient. Mais l'auteur
trouve qu'il est possible de faire davantage en restaurant l'US
Information Agency et en lui donnant plus de moyens. Il demande aussi,
dans un troublant accès de sincérité, une réforme de l'USAID qui la
fera ressembler au ministère des Colonies britannique du temps de
l'empire. L'auteur, tout en réclamant la mise en place d'une meilleure
propagande, ne cache même plus l'inspiration des actions militaires
états-uniennes.

Le doyen de la School of Communication de l'université de Boston, John
J. Schulz, se montre pour sa part beaucoup plus critique sur la
politique de propagande de l'administration Bush dans le Boston Globe.
Toutefois, ce qui le choque, ce n'est pas l'intention, ce sont les
moyens mis en œuvre et surtout le fait que Washington se désengage de
la station de radio internationale officielle Voice of America (VOA),
radio dont il a été le collaborateur pendant 21 ans. M. Schulz est
ulcéré par l'appel à la nouveauté de Donald Rumsfeld. Pour lui, rien
ne sert de construire un nouvel outil de propagande à coup de millions
; VOA est un outil efficace et rentable qui a fait ses preuves. Au
contraire, les experts actuels de l'administration Bush n'ont abouti
qu'à des dépenses inconsidérées ou à de nouveaux scandales.

La presse arabe est bien entendu bien plus critique.
Soussan Al-abtah, universitaire et journaliste libanaise, se moque
dans Asharq Al Awsat de la complainte de Donald Rumsfeld. Elle
rappelle que ce n'est pas « Al Qaïda » qui possède les médias et que
ce n'est pas non plus cette organisation qui propose à des
journalistes arabes de rédiger des articles pro-états-uniens contre
rémunération. L'auteur parle ouvertement de la corruption des
journalistes dans son article, un sujet tabou dans la presse
occidentale bien qu'il s'agisse d'une pratique avérée historiquement.
Elle estime que le texte de Rumsfeld est en fait la marque que
l'administration Bush se retrouve face à une opposition interne de
plus en plus importante et a terni son image dans le monde arabe.
Washington a donc besoin de remobiliser ses troupes et stigmatiser ses
adversaires.
Même écho du côté de Faissal Al-azel, journaliste ba'asiste syrien,
dans Rezgar, journal de la gauche laïque arabe. L'auteur lance un
appel aux médias arabes : les organes de presse doivent se
re-mobiliser et surtout se réformer eux aussi. Si l'ennemi transforme
ses méthodes de propagande, il faut s'adapter.

La propagande a un double objectif : diffuser des informations
favorables, mais aussi empêcher la diffusion d'informations gênantes.
L'administration Bush a ainsi développé une obsession du secret quant
à ses activités, obsession proportionnelle à son usage du mensonge.
Elle s'est également spécialisée dans la décrédibilisation médiatique
de ses adversaires.
L'ancien représentant démocrate de l'Indiana, membre de la commission
d'enquête sur l'Irangate et ancien vice-président de la Commission
d'enquête sur le 11 septembre, Lee H. Hamilton, dénonce l'obsession du
secret dans le Christian Science Monitor et appelle à une réforme des
procédés de classification des documents officiels. Toutefois, les
motivations de l'auteur ne sont pas prioritairement l'information des
citoyens et la possibilité de développer un débat critique à partir de
documents officiels. Il estime plutôt que cette classification
alourdit l'échange d'informations entre les agences de renseignement
US et que la surcharge de documents « secrets » ne permet pas de les
contrôler tous et donc favorise les fuites. Ainsi, c'est au nom de
l'efficacité des organes policiers qu'il plaide pour un ralentissement
des processus de classification.
Dans le Los Angeles Times, l'analyste néoconservatrice de l'American
Entreprise Institute http://www.voltairenet.org/article14285.html,
Danielle Pletka, dénonce l'action médiatique de la CIA qui organise
des fuites opportunes de documents secrets pour saper l'action de
l'administration Bush. L'auteur rappelle que l'agence a une
orientation politique et qu'il faut se méfier de ce qu'elle diffuse.
Cette tribune n'est qu'un épisode de plus dans la guerre qui oppose
les néo-conservateurs à une partie du personnel de la CIA. Ces
derniers, soutenant sur le principe la politique impériale
états-unienne, mais s'opposant aux cibles et aux méthodes choisies par
l'administration Bush, ont organisé toute une série de fuites dans la
presse qui ont fragilisé les positions de la Maison-Blanche. La
nomination de Porter Goss à la tête de la CIA, puis de John Negroponte
à la tête de tout le renseignement états-unien, visait à purger les
services de renseignement états-unien de ces éléments adverses.

Réseau Voltaire

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« La guerre contre le terrorisme est aussi médiatique »

Auteur Donald Rumsfeld

Membre des administrations Nixon, Ford et Reagan, Donald Rumsfeld est
l'architecte de la grandeur militaire des États-unis. Il est
secrétaire à la Défense de l'administration George W. Bush.
Voir notre dossier spécial http://www.voltairenet.org/rumsfeld.html à
son sujet.

Sources Jerusalem Post (Israël), Daily Star (Liban), Le Figaro
(France), Los Angeles Times (États-Unis), La Libre Belgique
(Belgique), Korea Herald (Corée du Sud), Die Welt (Allemagne), El
Tiempo (Colombie)
Référence « War in the Information Age », par Donald Rumsfeld, Los
Angeles Times, 23 février 2006.
« Fighting wars in today's media age », Korea Herald, 24 février 2006.
« La guerre contre le terrorisme est aussi médiatique », Le Figaro, 24
février 2006.
« How to fight terrorism in the media », Daily Star, 24 février 2006.
« The media war on terror », Jerusalem Post, 26 février 2006.
« La guerra de los medios contra el terror », El Tiempo, 26 février 2006
« Warum Nachrichten Waffen sind », Die Welt, 6 mars 2006.
« Guerre médiatique », La Libre Belgique, 6 mars 2006.


Les terroristes ont bien compris après le 11 septembre 2001 qu'ils
devaient utiliser les médias et ils se sont bien adaptés à l'ère
médiatique, contrairement à l'Amérique et aux autres démocraties. Les
extrémistes violents ont leurs experts en médias et ils conçoivent des
attaques qui vont faire la une des journaux en utilisant tous les
moyens de communication possibles pour en maximiser l'impact. Ils
savent qu'une attaque médiatique peut nous causer autant de tort
qu'une attaque militaire.
Nous menons aujourd'hui la première guerre de l'ère des e-mails,
blogs, blackberry, messageries, appareils photos numériques,
portables, émissions radio et de l'information en continu. En Tunisie,
le principal journal a une diffusion de 50 000 exemplaires pour 10
millions d'habitants, mais les antennes paraboliques fleurissent.
Saddam Hussein ne s'y était pas trompé puisqu'il les avait interdites
en Irak. Malheureusement, nombre de chaînes d'information manifestent
une hostilité ouverte à l'égard de l'Occident. Les médias dans
certaines régions du monde ne servent qu'à enflammer et à déformer,
plutôt qu'à expliquer et informer. Al Qaïda les utilise comme des
tribunes et nous n'avons pris que tardivement la mesure du problème.
Nous commençons à nous adapter. En Irak, l'armée américaine et le
gouvernement irakien ont travaillé ensemble pour fournir des
informations exactes, mais cette démarche a été qualifiée d'« achat
d'informations ». L'explosion d'articles critiques qui en a résulté a
bloqué toute initiative.
Il faut comparer le nombre d'articles consacrés aux abus à Abu Ghraib
par rapport à ceux sur les charniers de Saddam Hussein. Les
gouvernements libres doivent placer la communication au centre de
chaque aspect de la lutte. Plus il faut de temps pour mettre en place
un cadre de communications stratégiques, plus l'ennemi pourra occuper
l'espace. Nous faisons toutefois des progrès. L'écho médiatique autour
de l'action des États-Unis après le tremblement de terre au Pakistan a
amélioré notre image dans ce pays.
Le gouvernement doit développer sa capacité d'anticipation et de
réaction en matière d'information. Nous devons également trouver de
nouvelles méthodes pour toucher les peuples du monde. Pendant la
Guerre froide, Radio Free Europe a été très efficace, nous devons
envisager la création de nouvelles organisations et de nouveaux
programmes susceptibles de jouer un rôle tout aussi utile dans notre
guerre contre la terreur. Certes l'ennemi est habile dans la
manipulation des médias et l'utilisation des outils de communication
modernes à son profit, mais nous avons un avantage : la vérité est de
notre côté, et elle finit toujours par triompher.


COMMENTAIRES: http://www.voltairenet.org/article136429.html

« La diplomatie pour le monde réel »
Auteur Max Boot

Max Boot est membre du Council on Foreign Relations. Journaliste
réputé dans les milieux économiques, il dirige la page éditoriale du
Wall Street Journal. Il a publié The Savage Wars of Peace : Small Wars
and the Rise of American Power. Il est expert du cabinet de relations
publiques Benador Associates.
Référence « Diplomacy for the real world », par Max Boot, Los Angeles
Times, 22 février 2006.

« Faire taire la Voix de l'Amérique »
Auteur John J. Schulz

Ancien pilote de l'US Air Force, professeur à l'Army War College,
journaliste et responsable de Voice of America, John J. Schulz est
doyen du College of Communication de l'université de Boston.
Référence « Muffling the Voice of America, par John J. Schulz, Boston
Globe, 24 février 2006.

« Rumsfeld… activiste médiatique.. ?! »
Auteur Soussan Al-abtah

Soussan Al-abtah est écrivain et universitaire libanaise. Elle est
également journaliste dans le quotidien Asharq Al Awsat.
Source Asharq Al Awsat, 21 février 2006.

« Les médias et leur rôle dans la politique et la guerre »
Auteur Faissal Al-azel

Faissal Al-azel est journaliste et écrivain syrien. Il est également
membre du parti Ba'as en Syrie.
Source Rezgar, 31 janvier 2006.

« Quand le trop-plein de " secrets " va trop loin »
Auteur Lee H. Hamilton

Ancien représentant démocrate de l'Indiana et membre de la commission
d'enquête sur l'Irangate et de la U.S. Commission on National
Security/21st Century, Lee H. Hamilton a été vice-président de la
Commission d'enquête sur le 11 septembre.
Référence « When stamping 'secret' goes too far », par Lee H.
Hamilton, Christian Science Monitor, 22 février 2006.

« Ce n'est pas un secret, la CIA fait de la politique »
Auteur Danielle Pletka

Danielle Pletka est vice-présidente chargée des questions d'affaires
étrangères et de défense de l'American Enterprise Institute.Elle fut
administratrice du Committee for the Liberation of Iraq. Elle a été
signataire de l'appel des 115 atlantistes contre Vladimir Poutine.
Référence « It's no secret : The CIA plays politics », par Danielle
Pletka, Los Angeles Times, 21 février 2006.

http://www.voltairenet.org/article136429.html