Kosovo : Milosevic ne refusait pas une solution diplomatique

David N. Gibbs

Un livre intéressant vient de paraître en juin 2009 aux Etats-Unis. Intitulé “First do no Harm : Humanitarian Intervention and the Destruction of Yugoslavia ” (Avant tout, ne faites pas de mal ; l’intervention humanitaire et la destruction de la Yougoslavie), il traite de la guerre de l’OTAN contre Belgrade en 1999 en prenant le contre-pied de toute la politique officielle. Il affirme – et démontre – que l’agression occidentale n’avait rien d’une “intervention humanitaire”, et réfute les versions mensongères des événements diffusées à l’époque par les grands médias.


Le sujet a déjà été traité par des auteurs aboutissant aux mêmes conclusions. Mais de façon marginale, sans grand écho dans l’opinion publique. A leur différence, l’ouvrage de David N. Gibbs risque d’avoir un certain retentissement, et de marquer une date. 
Pour plusieurs raisons. 
L’auteur est un universitaire respecté, professeur d’histoire et de science politique à l’université de l’Arizona. Son livre a été publié par l’université Vanderbilt, qui est une des plus prestigieuses institutions américaines, et servira donc de sujet d'études pour les futurs étudiants en sciences politiques et en relations internationales. Enfin, et surtout, le professeur Gibbs n’a aucune relation en Serbie et n’a jamais mis les pieds dans les Balkans. Ce qui signifie que sa démonstration n’est infléchie par aucun contact personnel ou penchant affectif, et ne repose que sur des sources fiables, des témoignages enregistrés et des documents réels. 
Le résultat est un réquisitoire solidement construit, qui condamne sans ambiguïté la politique occidentale, et auquel on ne peut reprocher que quelques faiblesses (comme l’acceptation des mensonges officiels concernant les soi-disant “massacres” de Racak et de Srebrenica), compréhensibles parce que sortant un peu du sujet de recherches. Pour donner une idée de l’argumentation développée par le Pr Gibbs, nous avons traduit un important extrait du chapitre VII de son livre, paru dans le journal belgradois Politika du 26 juillet 2009, qui figure ci-dessous.


Alors que la guerre de l’OTAN contre les Serbes en 1999 atteint son dixième anniversaire, elle est évoquée avec une certaine nostalgie. On se souvient de la guerre du Kosovo comme de la “bonne guerre” – une action militaire authentiquement morale, contrastant de façon rassurante avec le fiasco en Irak. La guerre du Kosovo n’a été entreprise (affirme-t-on) qu’en dernier ressort, pour contenir un déplaisant dictateur (Slobodan Milosevic) qui ne réagissait qu’à la force. Et la guerre a eu des résultats positifs, en ce sens que le Kosovo a été libéré de l’oppression serbe et que Milosevic a été vite renversé. Aujourd’hui, une décennie plus tard, on s’en rappelle comme d’un cas exemplaire d’intervention humanitaire, et elle est largement considérée comme le modèle d’interventions éventuelles au Darfour ou ailleurs. Certaines personnalités importantes du gouvernement Obama, en particulier Samantha Power, ont même conseillé de faire de “l’intervention humanitaire” du type Kosovo un thème de base de la politique américaine. 
Etant donnée l’importance du Kosovo comme modèle d’actions militaires futures, il est essentiel de mieux comprendre ce qui s’est réellement passé dans ce cas critique. De nouvelles informations sont devenues disponibles, au cours des dernières années, en provenance du procès de Milosevic pour crimes de guerre et d’autres sources fondamentales, informations qui éclairent la guerre d’un jour tout à fait différent (et pas tellement positif). Dans ce qui suit, je vais passer en revue ces révélations, et montrer comment elles discréditent des mythes largement acceptés concernant le caractère “bénin” de l’intervention au Kosovo. 
D’abord, un peu d’arrière-plan. Le Kosovo était depuis longtemps une “province autonome” de la république de Serbie, faisant partie à l’origine de la Yougoslavie communiste. Sa population était divisée en une majorité ethniquement albanaise et une relativement petite minorité serbe, qui représentait 10 à 15 % de l’ensemble. Le conflit ethnique entre ces deux groupes a peu à peu déstabilisé la province. En 1989, la République de Serbie a mis fin au statut autonome du Kosovo et y a établi une loi martiale de fait. Un système de forte répression a été imposé qui opprimait les Albanais de la province et favorisait les Serbes. Les efforts des Albanais d’y échapper ont été à la base de la révolte armée de la fin des années 90, dirigée par l’Armée de libération du Kosovo (UCK). Ces efforts ont finalement déclenché la campagne de bombardements de la Serbie par l’OTAN en 1999. Après la défaite serbe, une force internationale de paix a occupé le Kosovo. En sa présence, le Kosovo a fait sécession de la Serbie et a proclamé son indépendance en 2008. Peu après le bombardement, la plus grande partie de la population serbe a été ethniquement nettoyée et expulsée, laissant un petit nombre de Serbes disséminés dans la province.


Mythe n° 1 : L’OTAN n’a commencé sa campagne de bombardement qu’après avoir épuisé tous ses efforts d’éviter la guerre et d’atteindre ses buts au Kosovo par des moyens diplomatiques. La guerre a résulté de la dure résistance de Milosevic à toute solution négociée. 

En fait, Milosevic n’a refusé aucune solution diplomatique, et ce point est désormais solidement confirmé par les sources les plus fiables. En particulier, il a signé une série d’accords internationaux en octobre 1998 qui entérinaient le retrait de la plus grande partie des forces serbes du Kosovo et l’application d’un cessez-le-feu. Il a aussi accepté le déploiement de la Mission internationale de vérification du Kosovo, qui devait contrôler le retrait des troupes serbes. Ces accords ont été l’œuvre du diplomate américain Richard Holbrooke. 
Ils ont peu à peu été rompus ; les combats ont continué entre Serbes et Albanais et ont connu une escalade à la fin 1998. A l’époque, on considérait généralement que c’étaient les Serbes qui avaient rompu les accords. Aujourd’hui, nous savons que cela n’a pas été le cas. En fait, les Serbes ont respecté les accords de Holbrooke, et ce sont les Albanais qui les ont sabordés. 
La preuve que les Serbes ont respecté les accords est due au général Klaus Neumann, un officier allemand qui a joué un rôle important dans la diplomatie de l’époque (et qui ultérieurement a participé à la guerre de 1999 de l’OTAN). En 2002, Neumann a été cité au procès de Milosevic comme témoin capital de l’accusation et a déclaré : “Les autorités yougoslaves ont respecté l’accord (de Holbrooke)… Je considère que l’on doit rendre un réel hommage à ce qu’elles ont fait. Ce n’était pas une chose facile de retirer 6.000 officiers de police en 24 heures, mais elles y sont arrivées.” L’opinion du général Neumann est confirmée par la Commission internationale indépendante sur le Kosovo, qui note dans son rapport de 2000 que “la Serbie a mis en application l’accord (de Holbrooke) et a retiré ses forces en conséquence.” 
La rupture de l’accord Holbrooke a été en réalité le fait des guerillas de l’UCK, qui ont mis à profit le retrait serbe pour lancer une nouvelle offensive. Cette stratégie est décrite dans l’échange suivant entre un interviewer de la BBC et le général Neumann. L’interview cite des renseignements de l’OTAN et du directeur de la Mission de vérification du Kosovo, qui contrôlait l’application de l’accord.

BBC : Nous avons obtenu les minutes confidentielles du North Atlantic Council (NAC), l’organisme dirigeant de l’OTAN. On y parle de l’UCK comme “principal initiateur de la violence… Elle a déclenché ce qui apparaît comme une campagne délibérée de provocation (des Serbes)”. C’est ainsi que William Walker (chef de la Mission de vérification) a présenté lui-même la situation, en privé. 
Général Neumann : L’ambassadeur Walker a déclaré au NAC que la majorité des violations (de l’accord Holbrooke) était due à l’UCK. Cela a clarifié la situation : ce sont les guerillas albanaises, et non les Serbes, qui ont été responsables de la reprise des combats.

En février-mars 1999, les Etats-Unis et plusieurs alliés européens ont organisé une conférence de paix internationale – officiellement dans le but d’aboutir à un règlement d’ensemble du conflit du Kosovo – qui s’est tenue pour sa plus grande part à Rambouillet, en France, près de Paris. Les médiateurs occidentaux qui géraient la conférence cherchaient à mettre fin à l’oppression serbe au Kosovo, à redonner à la province son autonomie régionale (faisant toujours partie de la Serbie) et à créer une force de paix internationale armée chargée de contrôler l’application des décisions. On n’envisageait pas à ce moment-là l’indépendance du Kosovo. 
En fin de compte, la conférence a été un échec, qui a abouti directement à la campagne de bombardement de l’OTAN. A l’époque, il était généralement admis que les Serbes avaient refusé de négocier sérieusement et étaient déterminés à user de la force militaire contre les Albanais. Une lecture attentive des comptes rendus démontre que cette opinion officielle était fausse une fois de plus. En fait, les Serbes étaient ouverts à une solution négociée, et ils n’ont eu recours à la force que lorsque tout arrangement s’est révélé impossible. 
La plupart des participants de la conférence de Rambouillet ont admis que la délégation serbe avait en réalité accepté toutes (ou pratiquement toutes) les exigences des médiateurs américains et européens. Les Serbes “semblent avoir souscrit aux éléments politiques de l’accord, du moins en principe”, note Marc Weller, un juriste universitaire qui servait de conseiller à la délégation albanaise. Le porte-parole du Département d’Etat, James Rubin, déclare que les Serbes ont accepté “pratiquement tous les aspects de l’accord politique”. Le diplomate US Christopher Hill dit que “Milosevic était favorable à l’accord politique de Rambouillet” . Même Madeleine Albright, pourtant hypercritique de la délégation serbe, avoue que les Serbes ont accepté la plupart des clauses du règlement politique. En ce qui concerne les aspects plus contestables de leur application, Milosevic lui-même laisse entendre qu’il accepterait une force de paix au Kosovo pour les contrôler, dirigée par l’ONU ou l’OSCE. Il continue cependant à rejeter l’idée d’une force de l’OTAN, réclamée par les USA. 
L’information disponible suggère qu’un règlement d’ensemble du conflit du Kosovo était possible et pouvait intervenir à Rambouillet. Ce qui a fait échouer la conférence a été un nouveau développement intervenu tard dans le processus de négociation. Les médiateurs occidentaux ont proposé qu’une “annexe militaire” soit ajoutée à l’accord final. L’annexe prévoyait que les forces de paix de l’OTAN serait déployées et auraient “un passage libre et illimité et un accès sans contrainte à travers la RFY (République fédérale de Yougoslavie)”. 
Ce texte était tout à fait clair : il signifiait que la force de paix de l’OTAN occuperait non seulement le Kosovo, mais potentiellement la totalité de la Serbe et de ce qui restait de la Yougoslavie. A l’apparition de cette Annexe militaire, la délégation serbe a perdu toute confiance dans le processus de négociation, et les pourparlers de paix ont été interrompus. 
La formulation suspecte de l’Annexe militaire a été soulignée une première fois en 1999 par le journaliste britannique John Pilger, pendant le bombardement de l’OTAN. En réponse, les autorités US ont prétendu que l’annexe n’était qu’un détail inoffensif, et ont nié qu’il y ait eu une volonté quelconque de saboter les pourparlers de paix. 
La révélation de la vérité est revenue aux Britanniques. Au cours d’une audition parlementaire à la suite de la guerre, l’ex-secrétaire d’Etat à la Défense, John Gilbert, a affirmé que les principaux négociateurs cherchaient en réalité à saboter la conférence. Gilbert était le numéro deux du ministère britannique de la Défense, chargé spécifiquement du renseignement, et il était partisan de la guerre. Il est à coup sûr une source fiable. Se référant aux motivations des négociateurs, il observe : “Je pense qu’à l’époque certaines personnes voulaient une bataille pour l’OTAN… Nous en étions au point ou certaines personnes pensaient que quelque chose devait être fait (contre la Serbie), et qu’il fallait provoquer l’affrontement.” En ce qui concerne les clauses elles-mêmes, il ajoute : “Je considère que les exigences imposées à Milosevic à Rambouillet étaient absolument intolérables. Comment aurait-il pu imaginer de les accepter ? C’était parfaitement délibéré.” 
Lord Gilbert n’a pas explicitement mentionné l’Annexe militaire (et sa clause concernant l’accès de l’OTAN à toute la Yougoslavie), mais il est facile de voir qu’elle entre parfaitement dans le tableau de provocation qu’il a décrit. Et il est probable que les USA ont joué un rôle majeur dans l’élaboration de l’annexe, sabotant ainsi les négociations. Dans ses mémoires, le général Wesley Clark a admis qu’il avait personnellement participé à la rédaction. De toute façon, l’apparition de cette Annexe militaire a sapé toute possibilité de règlement pacifique. 
J’ai longuement traité ailleurs des motifs qui ont poussé le gouvernement Clinton à provoquer une guerre. Dans cet article, je vais proposer une explication raccourcie. Essentiellement, les Etats-Unis cherchaient une nouvelle justification de l’OTAN, qui semblait avoir perdu toute raison d’être après la chute du Mur de Berlin. L’intervention “réussie” au Kosovo jouait un rôle capital dans l’affirmation de l’importance de l’OTAN dans le monde de l’après-Guerre froide, et lui procurait une nouvelle fonction. 
Quels que soient les motifs, les documents montrent que le gouvernement Clinton cherchait un prétexte pour faire la guerre à la Serbie. L’échec des négociations de Rambouillet le lui a fourni.


Mythe n° 2 : Le conflit du Kosovo était un cas moral simple d’oppression serbe et de victimes albanaises. 

La guerre de 1999 a été largement décrite à l’époque comme une répétition à petite échelle de la Seconde guerre mondiale, avec les Serbes dans le rôle des agresseurs nazis et les Albanais dans celui des juifs, et cette image et au centre du livre influent de Samantha Power “A Problem from Hell, America and the Age of Genocide”. Il est sans doute vrai que les Serbes ont une vilaine histoire de violence et d’oppression du groupe ethnique albanais, et que Milosevic en est en grande partie responsable. Les accusations dans ce domaine sont pour la plupart fondées, et peu de documents ont émergé pour réfuter cette image. 
Le problème est que les groupes politiques soutenus dans la guerre par les Etats-Unis n’étaient pas meilleurs. Alors que certains d’entre eux s’étaient montrés relativement décents et non-violents dans les premières phases du conflit, l’ensemble qui a bénéficié du soutien américain direct – le même que celui qui a formé plus tard le gouvernement du Kosovo indépendant – était l’UCK. L’UCK avait une histoire de cruauté et de violence qui valait largement celle des forces de Milosevic. Attaquer les civils serbes par des attentats terroristes a toujours été un élément central de sa stratégie militaire. 
La nature terroriste de la stratégie de l’UCK était bien connue des autorités occidentales ; le fait a même été reconnu par un témoin de l’accusation au procès de Milosevic. Le parlementaire britannique Paddy Ashdown, très impliqué dans la diplomatie du Kosovo, a témoigné de la stratégie terroriste de l’UCK. La transcription de son contre-interrogatoire comprend l’échange suivant.

Milosevic : C’était bien connu que ces hommes (de l’UCK) étaient des terroristes, que c’était une organisation terroriste. 
Ashdown : Monsieur Milosevic, je n’ai jamais nié que l’UCK fût une organisation terroriste.

Selon le journaliste Stacey Sullivan, qui a interviewé de nombreuses personnalités de l’UCK, les guérillas “frappaient les quartiers d’habitation serbes, et se sont vantés d’avoir descendu un avion civil et d’avoir placé une bombe dans la voiture d’un recteur d’université. Par définition, ce sont des actes terroristes.” 
Le but était de provoquer la riposte serbe, ce qui alimentait le cycle de violence. Cette stratégie était bien connue. Même Madeleine Albright, dont les mémoires se focalisent presque exclusivement sur la sauvagerie serbe, avoue brièvement que l’UCK “semblait déterminé à provoquer une riposte serbe massive de façon à rendre l’intervention internationale inévitable.” Inutile de dire que cette stratégie – d’appâter les Serbes pour qu’ils attaquent des civils albanais, et d’accroître ainsi la pression pour une intervention extérieure – a bien réussi. C’est précisément le scénario qui s’est déroulé pendant la période 1998-1999, aboutissant à l’intervention de l’OTAN et à la victoire de l’UCK. 
Il a longtemps été admis que, pendant tout le conflit, c’étaient les Serbes qui avaient perpétré le plus de violences. En fait, il y a eu de longues périodes pendant lesquelles les Albanais étaient les principaux criminels. Ce fait a été noté par le ministre britannique de la Défense George Robertson durant les auditions parlementaires après la fin de la guerre. Lord Robertson a déclaré que jusqu’en janvier 1999, “l’UCK était responsable de plus de morts au Kosovo que les autorités yougoslaves.” 
Au cours des phases ultérieures de la guerre, ce sont les Serbes qui ont été les principaux responsables de violences. A partir de janvier 1999, il y a eu un accroissement substantiel d’attaques serbes, avec un vilain massacre dans le village albanais de Racak et d’autres exactions durant les dernières semaines de cette première phase de la guerre. Et les atrocités serbes se sont grandement multipliées pendant le bombardement de l’OTAN, une escalade qui a produit d’horribles résultats. Néanmoins, Lord Robertson dit qu’au début ce sont les Albanais, et non les Serbes, qui ont été les auteurs des pires violences. L’agenda du porte-parole de Tony Blair pour la presse, Alistair Campbell, souligne le caractère amoral de l’UCK, et que ce fait était bien connu des autorités britanniques. Selon Campbell, Blair et son ministre des Affaires étrangères Robin Cook considéraient tous les deux que “l’UCK ne valait pas beaucoup plus que les Serbes”. 
Le crime le plus grave dont on peut accuser l’UCK est peut-être la façon dont elle s’est comportée après la défaite des forces serbes en juin 1999. A la suite de cette défaite, l’OTAN et les pacificateurs de l’ONU ont mis l’UCK à la tête de la plus grande partie du Kosovo, et les guérillas ont aussitôt mis à profit leur nouveau pouvoir pour nettoyer ethniquement les Serbes à travers une campagne de violence et d’intimidation. 
La campagne de terreur a été suivie par l’OSCE et a été décrite dans les mémoires des ex-responsables de l’ONU Iain King et Whit Mason. 
L’été de 1999 a été une saison de vengeances et de pillages à l’état pur. L’OSCE a ressemblé des douzaines d’histoires horribles. Un Rom sourd-muet a été kidnappé parce que sa famille avait soi-disant coopéré avec les ex-autorités serbes. Un Serbe de 44 ans “a été battu à mort avec des barres de métal par une bande d’Albanais”. Des Serbes ont été tués alors qu’ils travaillaient dans leurs champs. Ces agressions et des douzaines d’autres ont été rapportées par le personnel travaillant avec l’OSCE sur le terrain. Elles ont toutes eu lieu pendant que les pacificateurs de l’OTAN étaient responsables de la sécurité au Kosovo. 
De 400 à 700 Serbes ont été assassinés au cours des huit premiers mois suivant la victoire de l’OTAN, selon des estimations publiées dans le London Sunday Times. Les morts comprenaient des Serbes et des Roms. A cause de ces attaques – que les forces de l‘OTAN n’ont pas fait grand’chose pour arrêter – un quart de million de Serbes, de Roms et de membres d’autres groupes ethniques détestés ont fui le Kosovo. Le but de longue date des Albanais – un Kosovo ethniquement “pur”, débarrassé des Serbes – a été largement atteint. 
C’est donc un mythe de voir cette guerre comme un simple cas d’agresseurs serbes et de victimes albanaises. En réalité, les deux côtés ont commis des crimes. Il est sans doute vrai que les Serbes ont perpétré plus d’atrocités et ethniquement nettoyé plus de populations que les Albanais. Et inutile de dire que les armées serbes ont commis beaucoup de crimes horribles ailleurs dans les Balkans, comme le massacre de Srebrenica en 1995. Mais cela n’excuse pas les crimes de l’UCK, ou le fait que les USA s’en sont rendus complices par leur soutien. Aujourd’hui, dix ans après, nous ne devons blanchir ni les uns ni les autres. 
Quand les combats ont cessé en 1999, les enquêteurs du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie ont fait des recherches sur les crimes commis des deux côtés. L’ex-procureure en chef du tribunal, l’avocate suisse Carla del Ponte, a décrit dans ses mémoires récemment publiées les défis auxquels elle a été confrontée. Selon elle, toute personne coopérant avec les enquêtes internationales sur les atrocités de l’UCK était l’objet d’attaques ou de menaces de violences. Il est évident que Del Ponte elle-même a été intimidée : “Des compatriotes suisses m’ont avertie de ne pas traiter de certains sujets relatifs aux Albanais dans ces mémoires, et je n’en discute ici qu’avec beaucoup de précautions.” 
L’UCK a beaucoup d’autres aspects désagréables, y compris des associations avec Al Qaeda (qui avaient des membres au Kosovo) et les réseaux internationaux de trafic de drogue. En un mot, on peut dire que l’UCK a une histoire épouvantable.


Mythe n° 3 : Les frappes aériennes de l’OTAN ont empêché d’encore plus grandes atrocités serbes, et donc ont eu un effet positif sur la situation des droits de l’homme au Kosovo. 

En fait, la campagne de bombardements n’a fait que multiplier les atrocités serbes. Jusqu’à son début, le nombre total de tués au cours de la guerre – comprenant Serbes et Albanais, civils et militaires – se montait à 2.000. Le nombre de civils albanais tués par le forces serbes n’a jamais été correctement estimé, mais il ne devait pas dépasser quelques centaines. Pendant les bombardements, il y a eu une escalade de la violence serbe. Les Serbes ne pouvaient pas faire grand’chose pour se protéger de l’attaque de l’OTAN, ils ont compensé leurs frustrations aux dépens des Albanais relativement sans défense. 
Reprenons la chronologie. A la mi-mars 1999, il est devenu évident que le processus de négociation était irrémédiablement interrompu et que l’OTAN se préparait à bombarder. Le 19 mars, la Force de vérification du Kosovo a commencé à quitter la province – un signe que le bombardement état imminent. Le lendemain, le 20 mars, les forces serbes ont entamé une offensive à grande échelle au Kosovo, entraînant de vilaines atrocités. Et le 24 mars, l’OTAN a commencé sa campagne aérienne de dix semaines, qui en a provoqué de nouvelles. Cette chronologie montre que l’action de l’OTAN elle-même a été la cause principale de cette montée de la violence. Il faut aussi noter que les chefs d’états-majors ont averti le président Clinton que toute campagne de bombardement entraînerait probablement une recrudescence de vengeances et d’exactions serbes. Celles-ci ont donc été prévues à l’avance. 
Quand le bombardement a eu lieu, les forces serbes ont en effet perpétré des atrocités, tuant environ 10.000 personnes durant la campagne. A la fin de la guerre, près de 90 % de la population albanaise avait été déplacée. La principale responsabilité morale incombe aux forces serbes qui ont commis les crimes et à Milosevic, qui était aux commandes. Cependant l’OTAN porte la responsabilité d’avoir imprudemment créé une situation qui les a provoqués. 
La campagne de l’OTAN a eu d’autres résultats désastreux. Le bombardement lui-même a tué de 500 à 2.000 civils, selon Tim Judah, de la BBC. Même si l’on accepte le chiffre le plus bas, l’action de l’OTAN a causé la mort d’à peu près autant de civils que toutes les opérations des Serbes avant le bombardement. La stratégie de l’OTAN était de “frapper l‘infrastructure civile”, selon les mémoires du général Rupert Smith, qui a servi comme chef-adjoint de l’OTAN durant la guerre. Et quand la guerre s’est achevée, les Albanais ont lancé une vague de représailles et de nettoyages ethniques, qui ont eu pour résultat des atrocités encore plus nombreuses. 
Si l’opération de l’OTAN visait à prouver que le nettoyage ethnique n’est pas un moyen admissible de régler des conflits, elle a été un spectaculaire échec.


Conclusion

L’aspect le plus troublant de l’affaire du Kosovo est que l’intervention prétendument humanitaire n’a servi qu’à augmenter l’échelle des atrocités. De ce point de vue, la guerre du Kosovo ressemble beaucoup à l’invasion de l’Irak en 2003, qui, elle aussi, a été vendue au public comme un effort humanitaire de “libérer” le peuple irakien d’un violent dictateur. Rétrospectivement, on se rend pourtant compte que l’invasion a probablement causé autant, et sans doute plus de morts que le nombre total de victimes de Saddam Hussein. La leçon principale des expériences du Kosovo et de l’Irak est que les actions militaires – qu’on les qualifie “d’humanitaires” ou non – ont toujours la capacité d’accroître la misère humaine. Les partisans des interventions humanitaires ne font pas suffisamment attention à ce danger. 
Il peut être utile de rappeler le principe médical : “First do no harm” (Avant tout, ne pas faire de mal). Parmi les médecins, on a depuis reconnu qu’une intervention pouvait empirer l’état du patient. Le fait que le patient souffre n’est pas, en lui-même, une raison suffisante d’opérer, car l’opération elle-même court le risque d’augmenter la souffrance. La même prudence devrait être de mise dans les interventions militaires. On éviterait ainsi des actions risquées qui ont toutes les chances d’augmenter le nombre de morts (comme cela s’est produit au Kosovo). Avant tout, ne pas faire de mal.