http://www.dedefensa.org/article.php?art_id=96

(...2/2)

Comment les « Top Guns de la communication » sont arrivés à
Bruxelles pour sauver la campagne

Certes, l'OTAN/Shea n'était pas prête. La raison est très simple :
l'OTAN tant vantée, qu'on embrasse constamment pour mieux la tenir
enfermée, est un fameux bouc-émissaire. Quand les choses vont mal,
comme à Evere-Kosovo au printemps 1999, tout le monde dira en finale
que c'est de la faute de l'OTAN. La malheureuse OTAN n'a rien
d'autre à faire qu'à subir, car elle n'a pas les moyens de faire
autre chose. Dans la logique de cette situation, tous les membres
qui ne cessent de lui tresser des lauriers lui mesurent chichement
ses moyens. Il faut voir l'ébahissement du poids lourd (au moins un
quintal) Joe Lockhardt, porte-parole de Clinton, lorsqu'il
rapporte : « J'ai 30 personnes qui travaille dans mon groupe
[services du porte-parole], ici, à la Maison-Blanche. Alors, j'ai
été choqué d'apprendre que Jamie Shea n'avait que 4 ou 5
personnes ... » [Cette position initiale de Shea est d'une
importance fondamentale. C'est à cause de ces difficultés initiales
que le porte-parole de l'OTAN s'empara du thème du "génocide" dès
que les premiers réfugiés se précipitèrent sur les routes du Kosovo.
Cette idée de génocide, totalement outrancière, absolument démentie
par les constats que l'on fit ensuite, allait influencer la
stratégie, la politique, obliger à certaines décisions, amener à
accroître décisivement certains soutiens (à l'UCK notamment) et
finalement installer la situation si dommageable qui a suivi la
guerre et dont on subit les conséquences aujourd'hui.], Vis-à-vis
des militaires du quartier-général SHAPE — c'est-à-dire vis-à-vis
des Américains — Shea et l'OTAN ne sont pas mieux lotis. Ainsi le
porte-parole de l'OTAN apprend-il en regardant la télévision de
Milosevic, au 21e jour de l'offensive, qu'il y a eu une "bavure"
majeure de l'OTAN (le train attaqué sur un pont). Il s'informe
auprès de SHAPE, pour obtenir, après beaucoup de réticences, une
confirmation partielle ; puis, un peu plus tard, un document
prétendument décisif (un film dans un cockpit d'avion américain) qui
s'avérera être un faux. Même désordre, mêmes réticences des
militaires pour la deuxième bavure majeure (un convoi de Kosovars
attaqué par erreur). Shea est en grande difficulté. Il l'est à cause
du système lui-même, qui se sert de l'OTAN mais ne ménage pas les
chausse-trappes à l'Organisation. C'est alors qu'on décide de
renforcer Shea. Les termes employés sont martiaux, comme si nous
étions sur le théâtre des opérations : « Tony Blair et Bill Clinton
décident d'envoyer des renforts à Bruxelles » Et le commentateur de
Canal +, suivant le chemin tracé, commente : « En 48 heures, trente
Top Guns de la communication débarquent à Bruxelles ». Bref, Evere,
c'est là que tout se passe, c'est là qu'on fait la guerre. Mais,
certes, c'est une guerre très particulière. Le commentateur de Canal
+ observe que « pour Allistair Campbell, une bonne image vaut mieux
que toute action politique ». Allistair Campbell, conseiller en
communication de Tony Blair, est en effet déplacé à la tête des «
Top Guns de la Communication ». Plus tard, en juillet, Campbell
expliquera, résumant parfaitement l'enjeu d'Evere contre l'enjeu du
Kosovo, que la bataille pour le Kosovo était gagnée d'avance, et que
la vraie bataille, la plus indécise, c'était celle qui se livrait
pour les esprits et les coeurs des citoyens des pays occidentaux
engagés dans la guerre, pour ou contre la guerre. Le document nous
montre aussitôt les spin doctors. Il faut faire court, — des phrases
courtes, des phrases-chocs, que Shea est prié de lâcher durant sa
conférence de presse ; un thème chaque jour, si possible simple,
frappant, bouleversant, avec un peu de folie sadique (des viols
collectifs, des Kosovars forcés de donner leur sang). Un conseiller
de Clinton, Jonathan Price, expédié sur place (à Bruxelles) : «
Trouver le mot juste, qualifier ces exactions, constamment diriger
les journalistes vers ces sujets, exposer ces faits du mieux que
nous pouvions alors que nous n'étions pas sur le terrain. » Et la
réalité ? Le commentateur de Canal : « Ces affirmations sont basées
sur des témoignages de réfugiés, invérifiables, elles ne seront
jamais confirmées. » Aujourd'hui, bien entendu, la réalité est à peu
près connue. On sait que ces rêcits relevèrent pour l'essentiel du
phantasme, de la rumeur, de l'erreur humaine et ainsi de suite. Mais
seul compte l'instant et ce qui est dit dans l'instant, et l'effet
obtenu dans l'instant. « Les vendeurs de guerre ont réussi leur
coup », explique le commentateur. Le mot de la fin, sur ces
activités et sur les techniques employées, on le tient de Jamie
Rubin, porte-parole d'Albright. Il est interrogé sur le résultat des
frappes au Kosovo : 14 chars détruits confirmés, alors qu'on en
avait annoncé plus de 100, peut-être 150. Constat intéressant :
Rubin ne nie pas (au contraire du Pentagone, par exemple) que le
véritable "score" soit de 14 chars détruits. Et alors ? Semble-t-il
dire. Il conclut : « But it works ! » Autrement dit : les gens ont
marché, ils y ont cru, l'affaire est bouclée. Le maître-mot de
Rubin, c'est « créativité » : les spin doctors doivent en montrer,
tout comme les journalistes eux-mêmes. Nous ne sommes plus dans le
monde de l'information (journalistes), nous sommes dans le monde
des "créateurs d'événements" (publicitaires). Dans son livre Dans
les griffes des humanistes, Stanko Gerovic, dissident serbe et
journaliste à Radio France International, remarque : « Les médias
occidentaux savent désormais si habilement occulter la réalité
qu'ils créent l'illusion qu'on peut mener une politique tout en la
niant. » Gerovic nous rappelle opportunément que les spin doctors ne
sont pas seuls. La situation n'est pas si simple qu'elle le serait
s'il s'agissait simplement de propagande, avec le rapport du fort
(l'État autoritaire) au faible (la presse aux ordres). « C'est bien
plus subtil que de la propagande », disait-on plus haut ; nous
nuancerions : c'est bien plus compliqué que de la propagande.

Tentative de dissection et d'anatomie de la campagne stratégique de
la "guerre d'Evere"

Comment peut-on synthétiser et classifier l'analyse de cette période
de la "guerre d'Evere", au travers du documentaire que nous avons
détaillé ? Nous avons déterminé trois tendances, trois attitudes
différentes et complémentaires, et l'ensemble devrait effectivement
tracer le tableau dans lequel les événements d'Evere ont évolué. Ces
trois attitudes sont les suivantes :


Le front et l'arrière.

L'indifférence pour la réalité : cloisonnement et professionnalisme.

L'esprit critique dans les bornes du conformisme. Le premier point
est la question du front et de l'arrière. Lors de la Grande Guerre,
à cause de la stratégie d'un front quasiment immobile avec ses
tranchées, la distinction et l'identification entre le front et
l'arrière pouvait aisément être faite et c'est de ce temps-là que
date la distinction. Dans le cas de la guerre du Kosovo, on reprend
cette distinction, mais en l'inversant. Allistair Campbell nous le
laisse clairement entendre lorsqu'il dit, en juillet 1999, que la
guerre que menait l'OTAN au Kosovo ne pouvait être perdue, qu'en un
sens elle était jouée d'avance, presque comme s'il eût été inutile
de la faire, parce que la puissance de l'OTAN ne pouvait évidemment
souffrir le moindre soupçon de défaite face à la Serbie ; que la
vraie guerre, finalement, c'est bien la "guerre d'Evere". Ainsi le
front s'est-il déplacé à Evere, et l'"arrière" de la guerre, c'est
le Kosovo. Il y a une transformation psychologique remarquable qui a
certainement contribué à donner à ce conflit cette impression
d'irréalité si remarquable. La décision extraordinaire pour les
alliés de tout faire pour éviter la moindre victime du côté allié,
la tactique du zéro-mort, participe également à cette démarche :
cette décision a évidemment pour but de renforcer, dans la "guerre
d'Evere", le parti des spin doctors. Ce phénomène est marqué dans le
documentaire de Canal +, notamment dans les commentaires qui
l'accompagnent. Il est éclatant dans le tournant de cette "guerre
d'Evere", lorsque le commentateur décrit comme pathétique l'état de
la communication de l'OTAN et annonce la décision du "haut
commandement" de la guerre de la communication : « Tony Blair et
Bill Clinton décident d'envoyer des renforts à Bruxelles. » Les
termes sont complètement militaires, dans ce cas comme dans nombre
d'occasions (les « Top Guns de la communication »), et c'est
d'ailleurs dans la logique de la démarche constante des milieux de
la communication, qui raisonnent effectivement en termes militaires
(la "stratégie" d'une "campagne" publicitaire). La guerre au Kosovo
devient secondaire. Elle tend à prendre une place annexe, une place
complémentaire. On en vient à se demander s'il s'agit vraiment de la
guerre. On en vient à s'interroger, comme le poilu de 1914 dans sa
tranchée, qui s'interrogeait plutôt sarcastiquement : « tiend- ront-
ils ? » C'est-à-dire, transcrit en termes militaires : effectueront-
ils leurs missions selon ce qu'on en attend, zéro-mort du côté
allié, pas de "bavures" médiatiquement désastreuses (c'est-à-dire,
pas d'incidents collatéraux avec présence de la TV pour en faire la
publicité ; on ne parle pas ici en termes humanitaires, pour éviter
trop de pertes à l'adversaires ; on parle en termes d'efficacité et
d'image : il ne faut pas d'incidents médiatisés allant contre le
plan prévu). Ce phénomène qui transporte le front à l'arrière et
fait du front l'arrière, entraîne sur le nouveau "front", à Evere,
l'esprit même de la guerre en train d'être menée, et c'est l'esprit
absolument, totalement partisan, on dirait même : l'esprit
vitalement partisan (quand on doit gagner une guerre, on se trouve
devant une fonction vitale). Il s'ensuit le deuxième point, qui est
l'indifférence totale pour la réalité, ce qui fait en général le
principal matériel pour déterminer la vérité : la recherche de la
vérité, démarche nécessairement objective, n'a pas sa place
puisqu'on est par nature partisan. Il n'y a pas là, en aucune façon,
la moindre détermination, le moindre plan, encore moins, le moindre
machiavélisme (on n'est pas contre la réalité/la vérité, on y est
indifférent). Il n'est d'ailleurs plus question du fond (qui a
raison ? Que nous enseignent les informations venues de la guerre ?
Pourquoi cette guerre ? Est-ce la bonne façon de faire cette
guerre ? Et ainsi de suite). Il n'est plus question que des moyens,
de la méthode, du "comment" : comment faire passer ce message,
comment illustrer le plus favorablement ce que fait l'OTAN (pour les
spin doctors) ; comment débusquer l'erreur de la communication,
comment prendre le porte-parole en flagrant délit d'approximation
(pour les journalistes). L'enquête habituelle, le constat et le
rapport de la réalité, le commentaire qu'on en fait, qui sont les
activités habituelles du journaliste, sont remplacés par le
professionnalisme et le cloisonnement du travail : il s'agit, pour
les journalistes, de surveiller le travail des spin doctors et
éventuellement de les prendre en flagrant délit de faiblesse
professionnelle (comment ils ne sont pas assez convaincants, comment
il ne nous vendent pas assez bien leur salade, etc) ; il s'agit de
s'attacher à chaque détail du jour, celui que nous servent les spin
doctors, et de jauger leur professionnalisme dans ce cadre. Il y a
longtemps que la réalité du monde (de la guerre) n'est plus le
problème central, naturellement, et si on la rencontre, c'est
accidentellement, "professionnellement". Ainsi distingue-t-on déjà
le troisième point parce qu'il est inévitable, et il est essentiel, —
car, finalement, c'est ce qui distingue la guerre du Golfe de la
guerre du Kosovo : la complicité des journalistes. En s'installant à
Evere, les journalistes ont accepté les règles des spin doctors,
c'est-à-dire les règles du conformisme, nullement en témoins trompés
mais en acteurs complices. Ils suivent la performance de Shea avec
le coup d'oeil professionnel, plutôt critique (« Jamie est un
universitaire », s'exclame Rozensweig, et cela dit tout, notamment
le manque de souplesse et de vigueur de Shea) ; ils apprécient les
performances des nouveaux-venus, les spin doctors de la bande à
Campbell, qui leur vendent enfin la salade qu'ils attendent, et ils
la vendent, comme on dit, et le terme est bienvenu, — sans bavures.
Lorsqu'un journaliste (anglais, sans aucun doute, pour avoir ce ton
péremptoire) s'adresse à Jamie Shea pour lui dire (c'est au moment
de la deuxième bavure, celle du 23e jour de l'offensive, celle du
convoi kosovar attaqué par erreur) : « Désolé Jamie, mais, cette
fois, vous ne vous en tirerez pas comme ça. Nous comprenons que vous
vouliez laisser cela, cet échec, derrière vous, mais il n'y a qu'un
moyen : nous dire tout ce que vous savez. » (Le paradoxe tragi-
comique est que Shea ne sait rien, les militaires de SHAPE jouant le
jeu de leur côté.) En fait, on a moins l'impression d'un enquêteur à
la recherche de la réalité d'un point particulier pour parvenir à la
vérité générale, que d'un censeur (de lycée) réprimandant l'acteur
(l'élève) qui a laissé la pièce transgresser ses rêgles (c'est la
bavure), et ainsi déranger l'agencement général. La dénonciation de
la bavure ne sert en aucun cas à établir (rétablir) une réalité au
service de la vérité, elle sert à rappeler les règles qui régissent
l'appréciation conformiste du monde à laquelle les journalistes sont
totalement, professionnellement, et, l'on dirait encore plus,
moralement partie prenante. Les journalistes sont, encore plus que
les spin doctors, les principaux combattants de cette "guerre
d'Evere". Au contraire de la guerre du Golfe où ils avaient été
manipulés, ils ont été, en cette occurence, du côté des tireurs de
ficelle.
Conclusion : comment, finalement, il s'agit des mêmes Bouvard et
Pécuchet at war

Maintenant (en guise de conclusion disons), il s'agit d'être
sérieux. Lorsque le commentateur très style-Canal, voix métallique,
banalités péremptoires, commente l'arrivée de Tony Blair à l'OTAN,
Tony venu « remettre de l'ordre dans la communication de l'OTAN »,
il faut finalement en arriver à se pincer. Ainsi, on devrait
réaliser où l'on est et de quoi l'on parle, et ce qui est dit. Le
présentateur-Canal nous parle et nous présente les choses en termes
pompeux, enthousiastes et sourcilleux, c'est selon, comme s'il
décrivait le comportement de Napoleon à Austerlitz, — c'est-à-dire,
que l'on aime ou pas Napoléon, le comportement du génie stratégique.
Dans le cas de Blair et compagnie, c'est au niveau de la parole
qu'on nous invite à reconnaître ce qui semble un comportement
assimilable au génie stratégique de Napoléon à Austerlitz.
Justement, il y a les paroles, c'est-à-dire le contenu. Ce que nous
dit Blair, finalement, c'est le mensonge plus court, plus
péremptoire en un sens (voilà ce que nous montre le documentaire,
tous comptes faits). Du coup, le regard plus clair, l'on comprend à
qui l'on a à faire. (L'on se prend à noter que Campbell pourrait
aussi conseiller à Blair, pendant qu'il y est, de changer, et de
tailleur, et de chemisier et de coiffeur). Alors, quel est le gênie
de Blair ? Le mentir-court, le mentir-Fleet Street ? Il ment plus
court que les autres, donc il distance les autres ? (Et le plus
fort, et cela situe l'esprit de nos dirigeants et la confusion où
ils évoluent, notre certitude est que, lorsqu'il parle et qu'il est
emporté par l'atmosphère, Blair ne doit pas se voir mentir, il a
l'impression de parler vrai. « Our cause is just » : effectivement,
une phrase si courte ne laisse guère de place au mensonge.) Pour
autant, le lieu commun reste le lieu commun. Nous dire que « our
cause is just » et que « nous faisons cette guerre et nous allons la
gagner » (Blair dixit), cela n'a pas vraiment de quoi bouleverser,
et cela ne distingue pas de façon décisive notre époque de celles
qui ont précédé ; un truc comme « la route du fer est coupé », ou
bien « nous gagnerons parce que nous sommes les plus forts », ou
bien encore « la mobilisation n'est pas la guerre », aurait eu
certainement sa place à Evere. Non, ce qui nous inquiète, c'est que
ces 400, 500 journalistes écoutent cela, presque religieusement, et
semblent y croire, et y croient finalement, et, un an ou deux ans
plus tard, vous font des émissions qu'ils ponctuent d'un : «
chapeau », ou d'un : « Bien joué ». Nous allons devoir vivre avec ce
doute formi- dable concernant cette profession si importante des
journalistes. Nous devons aussi nous rassurer. Finalement, la guerre
d'Evere n'a pas été une intense machination, une formidable machine
de désinformation, une incroyable campagne de propagande subtile, «
quelque chose de bien plus subtil que la propagande », non. Ces
explications sont plus accessoires qu'on croit, même si elles ont
leur place et si l'on doit en tenir compte. C'était simplement la
traditionnelle, l'habituelle, la lourde et légère à la fois, la
sottise bien-connue, multipliée par les moyens fantastiques de la
technologie et de la communication. C'était « Bouvard and Pécuchet
at war », mais en moins bourgeois, en moins flaubérien, en plus high
tech, plus hip hop. Rassurez-vous, c'est toujours Bouvard et
Pécuchet. Il y a quelque chose comme la constance et la continuité
de la tradition.


(1) Nous avons donné un nom à ce phénomène, que nous tendons à
considérer comme une sorte de doctrine, d'idéologie : le
virtualisme. (Voir Analyse, Volume 15, n°01, du 10 septembre 1999.)



Euredit S.P.R.L.: 22 rue du Centenaire - B-4624 Fléron - Belgique
Tél.:+32/4/355.05.50 - Fax: +32/4/355.08.35.


Copyright © Euredit S.P.R.L.
Tous droits de reproduction réservés
Réalise par BelSpace.Net