Le 26 février à la Sorbonne
Les Amis du MONDE-diplomatique
ont proposé un débat autour du livre de
D. Johnstone, 'La Croisade des fous'
avec la partecipatione de Subhi Toma
et Jean Bricmont.
Diana Johnstone
GUERRES SANS FIN
La SORBONNE 26 février 2003
Droit international contre droit du plus fort
Devant le Conseil de Sécurité le 14 février, le ministre français,
Dominique de Villepin, a fait un discours admirable de raison et de
clarté qui a été très apprécié -- sauf, vous le savez bien, par les
dirigeants et la presse anglophone.
Les Etats-Unis sont dirigés actuellement par un petit groupe de
mégalomanes dont les idées et les projets étaient parfaitement
inconnus de l'électorat américain qui, selon la Cour Suprème choisi
par son père, avait élu George Bush... par une large minorité de
votes. Plus fondamentalement, l'électorat américain depuis longtemps
n'a pas de vrai choix, car le processus "démocratique" au niveau
national a été complètement accaparé par le complex
militaro-industriel. Une poignée d'illuminés a imposé une
politique qui n'a jamais été soumis à un débat démocratique aux
Etats-Unis, et il ne veulent pas que le débat venu d'ailleurs arrivent
aux oreilles des citoyens Américains. C'est pour cela que leurs
propagandistes dans les médias ont répondu par un torrent d'invectives
imbéciles versé sur la France -- dont la faute originelle n'était que
de vouloir habiller la guerre à venir de quelques oripeaux de légalité
internationale. Car la position de la France, jusque là, revenait à
tenter de rester dans les formes du droit international, rien de
plus. Mais l'équipe au pouvoir à Washington n'apprécie guère cet
effort. Son but est d'impressionner le monde et de lui dicter sa loi
par la force. Le droit international doit céder au droit du plus fort,
c'est la base du "nouvel ordre mondial" style Bush et compagnie.
Les dirigeants américains ont l'habitude de dire de celui qu'ils
veulent attaquer, qu'il "ne peut comprendre que la force". Plus
exactement, ils voudraient que les autres ne comprennent que la force,
car c'est le langage qu'eux, il maîtrisent. Ils veulent que la
démonstration soit faite que la force aura le dernier mot.
La crise irakienne fait ressortir une opposition dramatique entre
le droit international et le droit du plus fort. Le droit
international, dans la mesure où il serait universel, applicable à
tous de la même manière, est maintenant un obstacle que Washington
préfère écraser par la loi du plus fort -- sa loi à elle.
L'Illusion de la "Communauté internationale"
Pour la vieille Europe, et surtout pour la France, cette crise autour
de l'Irak devrait mettre fin à certaines illusions. La grande
illusion des années quatre-vingt dix était d'imaginer que l'immense
puissance militaire des Etats-Unis pouvait se laisser transformer en
instrument charitable pour accomplir les interventions "humanitaires"
souhaitées par les champions des droits l'homme devenus la conscience
d'une vague "communauté internationale". La référence constante à
cette "communauté internationale" avait deux fonctions idéologiques:
de masquer la destruction de l'autorité des Nations-Unies, et de
donner l'impression d'un certain multilatéralisme. Ce concept vague
s'applique surtout aux nations occidentales, supposées représenter la
conscience supérieure de l'humanité. En même temps, cette "communauté
internationale" correspondait, en réalité, à un "condominium impérial"
des puissances occidentales capitalistes qui, unies sur l'hégémonie
américaine, pourrait dominer le monde ensemble sans se détruire
mutuellement dans les guerres mondiales pour diviser les continents du
Sud. Cette "C.I.", communauté internationale ou condominium impérial,
imposerait un ordre "moral" au monde, basé sur les "valeurs",
notamment les "droits de l'homme".
La Continuité
En comparaison avec l'équipe Bush, ouvertement de plus en plus
criminelle, le monde risque d'éprouver une énorme nostalgie pour
l'administration Clinton, et de souhaiter le retour des Démocrates
comme les chrétiens de l'antiquité souhaitaient le retour du Christ.
Le multilatéralisme traditionnel des Démocrates sauvaient au moins les
apparences aux yeux des alliés européens, qui pouvaient jouer les
seconds rôles et payer la nôte avec un minimum de dignité.
Mais attention, s'il est vrai que d'abord l'électorat démocrate,
puis à un bien moindre degré les politiciens démocrates, sont comme on
dit là-bas plus "libéraux", c'est-à-dire plus sociaux, en ce qui
concerne la politique intérieure, il y a deux réserves à signaler:
pour la politique intérieure, tout se situe aujourd'hui largement à la
droite par rapport à la France... et deuxièmement, en ce qui concerne
la politique extérieure, c'est surtout l'emballage qui change. Dans
le fond, il y a une grande continuité, due à la logique d'un complexe
militaro-industriel surgonflé, et assurée par la petite élite de
spécialistes qui créent les projets de politique internationale dans
le conforts des fondations privées, abrités des regards de la
population en général mais très proches des grands médias.
Je voudrais signaler quelques indices de cette continuité. Vous
avez vu le Président Bush exhorter ses troupes en proclamant que "nous
avons la plus grande armée de la terre" comme si c'était une qualité
morale. Mais l'ambassadrice de Clinton, Madeleine Albright, avait
exclamé, "à quoi ça sert d'avoir la plus grande force militaire du
monde si l'on ne l'utilise pas!" La personnalité qui, choqué par ces
mots belliqueux, les avait racontés dans ses mémoires n'était autre
que le Général Colin Powell, qui depuis en a vu d'autres...
Oui, et c'était déjà Madeleine Albright qui voulait à tout pris
déclencher la guerre contre la Yougoslavie sans mandat du Conseil de
Sécurité. Aujourd'hui, quand le Président Chirac et son ministre des
affaires étrangères insistent sur la nécessité de passer par le
Conseil de Sécurité des Nations-Unies, on est presque gêné de
rappeller que la France n'avait pas le même scrupule il y a quatre
ans...
Mais il faut le dire.
Le Kosovo
Ici je dois aborder un sujet que beaucoup préfèrent éviter, le Kosovo,
car l'illusion n'est pas encore totalement dissipée en ce qui concerne
le Kosovo, dont beaucoup gardent encore une impression erronnée
des causes comme des effets. Il faut y revenir parce que la
"réussite" de la guerre du Kosovo est citée régulièrement aujourd'hui
comme précédent heureux, comme argument irréfutable en faveur de la
"guerre préventive"contre les "dictateurs" qui ne penseraieent qu'à
commettre des "génocides". Si on ne brise pas cette illusion, on
continuera à brandir "le Kosovo" comme la carte blanche à la guerre
"juste" en permanence
Tout cela était prévisible. Justifier la guerre préventive sans
mandat du Conseil de Sécurité devait créer un précédent dangereux,
comme Hubert Védrine lui-même a bien reconnu peu après, dans les pages
du Monde diplomatique. Je ne peux pas juger à quel point les
dirigeants européens disposant de services de renseignement étaient
dupes de la rhétorique du moment, mais tous ont répété la même
propagande à l'époque: les mensonges les plus énormes venant de
l'équipe britannique autour de Blair, qui récidive, et du ministre de
la défense allemand Rudolf Scharping, qui a été démissioné depuis au
milieu d'une pléthore de scandales.
En France, il existait le "lobby Sarajevo" qui réclamait cette
intervention militaire comme le seul moyen de traiter les conflits
yougoslaves. Beaucoup d'intellectuels français, surtout qui ont
transformé la fonction de la "philosophie" de quête de savoir en
étalage d'indignation contre les mécréants lointains, ont stigmatisé
tout effort de comprendre et de chercher la conciliation comme une
sorte de complicité avec le nouvel "Hitler". En rejettant tout
réalisme en politique comme l'oeuvre du diable, ils sont préféré
tourner vers les missiles cruises pour régler les affaires complexes.
Il fallait une naïveté volontaire pour croire que les Etats-Unis --
vu leur histoire d'ingérences ouvertes ou clandestines
(parmi d'autres) au Guatemala, en Iran, au Vietnam, au Chili, en
Angola, et de façon presque constante depuis un siècle dans toute
l'Amérique centrale -- allaient, une fois libérés de la contrainte
représentée par une superpuissance rivale, se transformer en branche
armée des soeurs de la charité.
En réalité, les Etats-Unis ne se sont pas laissé entraînés dans la
guerre au Kosovo à cause des arguments de BHL ou des larmes de
Glucksmann.
Comme pour la guerre en Iraq, ils voulaient y aller et cherchaient des
prétextes, quand ils ne les créaient pas.
Les vrais causes sont visibles à partir des effets réels. Les
résultats éloquents de la guerre du Kosovo sont les suivants:
* légitimer la guerre comme moyen privilégié pour résoudre les
problèmes politiques, ce qui revient à délégitimer la négociation, la
diplomatie, la médiation, tous les moyens pacifiques qui, on voit
aujourd'hui, sont rejetés comme des formes de làcheté.
* créer un précédent pour faire la guerre sans mandat du Conseil de
Sécurité sous prétexte d'un cas d'urgence extrême, urgence évaluée par
les Etats-Unis et (peut-être) leurs alliés.
* sauver l'Otan en lui dotant d'une nouvelle "mission humanitaire"
hors de la zone de défense des pays de l'alliance, et en la
transformant en "boite à outils" dans laquelles les Etats-Unis
pourront puiser pour leurs opération plus à l'Est et au Sud. Ici se
trouve la cause et l'effet les plus importants de cette aventure, ce
qui explique la grande hâte avec laquelle il fallait procéder aux
bombardements au moment choisi, à la veille du cinquantième
anniversaire de l'Otan, ce qui permettait à Washington de présenter la
nouvelle stratégie de l'Otan en forme de fait accompli, sans vrai
debat.
* renforcer de façon décisive l'influence des Etats-Unis sur l'Europe
par le biais de l'Otan. Cette opération a été cruciale en offrant aux
pays de l'Europe ex-communiste une adhésion occidentale alternative à
l'Union Européenne.
* faire du Kosovo une base militaire américaine, le "Camp Bondsteel",
construit immédiatement après l'occupation du Kosovo sans demander la
permission à personne.
Et le Kosovo lui-même? Le problème des "deux peuples pour une
terre "durait depuis longtemps, et aurait pu être traité avec patience
comme d'autres problèmes du même genre. Ce qui a précipité la crise
était d'abord la crise financière en Albanie en 1997, qui d'une part
ouvrait une porte à la négociation (en décourageant pour l'instant les
séparatistes) et d'autre inondait le Kosovo d'armes volées dans les
arsenaux albanais. Un carrefour entre paix et guerre où les
Etats-Unis surtout ont choisi le chemin de la guerre, tout en disant
le contraire. L'UÇK, soutenu vigoureusement par un lobby à Washington
comprenant un ancient candidat républicain à la présidence, Robert
Dole, a pu jouer contre Milosevic le rôle des "Contras" lancés par la
CIA contre le Nicaragua sandiniste, pour réduire toute la Yougoslavie
à un statut comparable à celui des pays de l'Amérique centrale. Le
Kosovo occupé et gouverné formellement par les Nations-Unies, en
réalité par les pays de l'Otan avec quelques auxiliaires
subordonnés, est devenu la plaque tournante de trafics de femmes, de
drogue et d'armes. Libérés de la police serbe, les milices
albanophones font la guerre les unes aux autres. Je ne dirai pas que
c'est cela l'objectif américain, mais c'est le type de situation dont
ils s'accommodent fort bien un peu partout là où ils cherchent
n'importe quel allié contre un régime récalcitrant.
La volonté d'ingérence militaire
Dès l'ouverture de la crise yougoslave au début des années
quatre-vingt-dix, l'ingérence des puissances occidentales -- sans le
dire ouvertement, et dans une certaine mesure peut-être sans le penser
-- avait tout fait pour entraîner leur propre intervention militaire.
1 - D'abord, il est notoire que le gouvernement allemand a insisté
sur la reconnaissance de l'indépendence de la Slovénie et de la
Croatie, contre tout usage diplomatique et contre l'avis de leurs
propres diplomates sur place. C'est un sujet intéressant, que je
traite dans mon livre, mais par déférence envers l'attitude actuelle
du gouvernement allemand, je ne veux pas insister trop sur ce sujet
ici. Mais il faut noter pourtant que ceux qui prônaient une
reconnaissance rapide insistaient qu'elle empêcherait la
guerre civile en tranchant la question de la Yougoslavie une fois pour
toutes. Mais le véritable résultat de la reconnaissance rapide ne fut
pas de mettre fin au conflit, mais plutôt de transformer une guerre
civile en conflit international, ouvrant la voie à l'intervention
internationale. En prenant parti pour les sécessionnistes, les états
européens réduisaient leur possibilités de médiation neutre et
contribuaient à la polarisation.
2 - Puis, la désintégration violente de la Yougoslavie fut
déterminée aussi par les Etats-Unis qui, tout en se proclamant en
faveur de la préservation de la Yougoslavie, par voie diplomatique
interdit à l'Armée populaire yougoslave de garder l'unité du pays par
la force. Ce geste de "pacifiste bêlant" revenait à donner carte
blanche aux forces nationalistes et séparatistes qui s'étaient armées
clandestinement et qui se sont mises à réaliser la sécession par fait
accompli. Toutes ces sécessions -- celle de la Slovénie, de la
Croatie, mais aussi des Serbes de Krajina qui faisaient
sécession de la Croatie -- auraient pu être empêchées par l'armée
yougoslave, le temps de prendre des mesures pour sauver la Fédération
multinationale, ce qui était sans doute ce que souhaitait encore la
majorité de la population de la Yougoslavie, qu'on n'a jamais
consultée sur dans son ensemble et qui n'imaginait pas les désastres à
venir.
L'ironie, c'est qu'à la fin les Etats-Unis, qui avait interdit
l'utilisation de la force pour préserver le pays "multi-ethnique" ont
fini par utiliser eux-mêmes une force bien plus dévastatrice,
soi-disant pour préserver la multi-ethnicité de certains fragments de
la fédération éclatée. Ce qu'ils n'ont même pas réussi à faire par
leur force militaire, vu l'état des relations inter-ethniques
extrêmement tendues dans les protectorats de Bosnie et du Kosovo.
Derrière la façade du multilatéralisme, dans les conflits yougoslaves,
les Etats-Unis ont saboté les efforts européens de favoriser une
solution négociée.
-- En Bosnie, ils ont encouragé Izetbegovic, dont le parti avait de
bonnes relations aux Etats-Unis, surtout par Mohamed Sacirbey et son
père.
Il faut surtout lire les mémoires de David Owen pour voir comment
Washington a saboté tout accord de paix. En assimilant la guerre à un
match sportif, on adoptait l'absurde slogan qu'il fallait doter la
Bosnie d'un "terrain de jeu équitable" en armant la partie la plus
faible... une logique déjà appliquée en fait dans la guerre Iran-Iraq,
que l'Occident avait attisée pendant huit ans... mais qu'on n'applique
évidemment pas à Israël et Palestine. En réalité, avec l'Iran et
d'autres pays musulmans, les Etats-Unis ont renforcé le parti
d'Izetbegovic, avec pour résultat, une guerre prolongée, plus de
souffrances et de morts, des intégristes islamistes venus d'ailleurs
installés autour de Zenica et en fin de compte une Bosnie encore plus
divisée qu'aurait été la Bosnie décidée à Lisbonne.
Loin d'être exceptionnelle, cette alliance avec le parti islamiste
était en parfaite continuité avec la politique américaine au Moyen
Orient, qui a constamment favorisé les Islamistes contre les régimes
laïcs dans les pays musulmans. C'est ainsi que les réseaux d'anciens
combattants d'Afghanistan, parfois liés à bin Laden, étaient les
bien-venus. Et il est très significatif que la délégation
d'Izetbegovic à Dayton fut conseillé par Richard Perle, le sinistre
conseiller au Pentagone de l'administration Bush, champion de
l'extrême droite en Israel, Netanyahou....
-- Au Kosovo, au lieu de rechercher la conciliation, Washington l'a
rendu impossible en encourageant l'intransigence des Albanais. A
travers la National Endowment for Democracy {"la fondation nationale
pour la démocratie"), établie sous l'administration Reagan pour
financer l'ingérence dans la vie politique d'autres pays, les
Etats-Unis ont pu influencer la façon dont le problème du Kosovo était
vu par le monde extérieur, et même par les Albanais du Kosovo
eux-mêmes. Cette fondation est un exemple important du phénomène de
"l'organisation non-gouvernementale" ...gouvernementale, phénomène qui
joue un rôle capital dans la formation de la "politique des droits de
l'homme" qui sert à justifier les interventions dites "humanitaires".
Cette aide américaine était particulièrement importante dans le
domaine décisif de l'information sur les droits de l'homme. La source
principale de tous les rapports diffusés dans le monde entier sur la
question du traitement de la population albanaise au Kosovo était le
"Conseil pour la Défense des Droits de l'Homme et des Libertés",
fondé en 1989 par des militants séparatistes albanais. Cet organisme
ne s'intéressait pas aux droits de tous les habitants du Kosovo, mais
uniquement des Kosovars albanais, car le Conseil était l'instrument de
propagande clé pour la cause, et l'exagération des faits devenait une
habitude. Un don de la fondation a permis au Conseil d'embaucher un
directeur à plein temps et d'établir un réseau de 27 sous-conseils,
présent dans tous les villes de la province. En 1998, une publication
de cette "fondation nationale pour la démocratie" se vantait de cette
aide, qui a fourni aux quelques 2,000 volontaires des machines de fax
et des ordinateurs. Le Conseil, selon son bienfaiteur, était "la
source d'information la plus importante sur les droits de l'homme au
Kosovo. Une large gamme d'organisation internationales de droits de
l'homme et des agences de presse utilisent ses informations, telles
que la Fédération Internationale des Droits de l'Homme, la Commission
des Nations-Unies pour les Droits de l'Homme, et l'agence Associated
Press."
Ainsi, une petite province censée crouler sous une oppression digne
des Nazis était couverte d'un réseau de bureaux payés par l'étranger
où les opposants de l'état travaillaient sans cesse pour discréditer
cet état auprès des organisations et des publics du monde entier.
Etant donné la difficulté de pénétrer la société albanaise
traditionnelle, et la rareté de personnes maîtrisant la langue
albanaise, il n'était pas facile pour les ONG ou les agences de presse
étranger de vérifier ces informations.
Pourtant, en général elles les acceptaient et les diffusaient sans
poser trop de questions. C'était "les victimes" a priori...
Cette crédulité foncionnait comme une invitation aux deux
mille Albanais du réseau à rapporter tout ce qu'ils pensaient
susceptibles de servir leur cause, sans trop se soucier de ce concept
abstrait "la vérité", un idéal pas nécessairement considéré comme plus
honorable que la fidélité aux siens, au clan, au sang. Pendant les
bombardements de l'Otan, ce même Conseil continuait à fournir à
l'Occident les histoires d'atrocités dont il était plus avide que
jamais... pour justifier ses bombardements.
Après, quand beaucoup de ses histoires se sont révélées fictives, on
pensait déjà à autre chose.
-- En liaison étroite avec l'UCK, les Etats-Unis ont saboté la
mission de l'OSCE (ainsi qu'en témoigne l'ambassadeur français Gabriel
Keller). Ils ont transformé l'incident de l'attaque de la police serbe
contre la base d'UCK à Racak en "massacre" génocidaire et en casus
belli.
Ici il faut noter un autre élément de continuité dans le personnel:
l'ambassadeur envoyé par l'administration Clinton pour diriger la
mission de l'OSCE au Kosovo, William Walker, était un ancien de
l'ingérence la plus sanglante en Amérique centrale. Ses activités
liées aux "Contras" l'ont bien préparés... et sous la présidence de
Reagan, Walker était un proche collaborateur d'Elliott Abrams, dont
les activités criminelles liées aux ventes illégales d'armes à l'Iran
pour financer les terroristes "Contra" ont été établies... et
pardonnées par le premier président Bush.
Aujourd'hui ce même Elliott Abrams -- très lié à l'extrême droite
sioniste -- après avoir été chargé des "droits de l'homme", est chargé
des affaires du Moyen Orient par le Conseil National de Sécurité de
Bush.
-- Pour revenir à l'administration Clinton, les Américains ont
bloqué au lieu d'encourager les négociations entre Albanais du Kosovo
et Belgrade. Enfin, ils ont empêché que les "négociations" de
Rambouillet trouvent une solution pacifique. Non seulement par leur
"annexe B", qui aurait transformé toute la Yougoslavie en pays
d'occupation militaire, -- mais en ignorant complètement les
propositions serbes et en insistant avant tout sur la présence au
Kosovo, non pas d'une force de paix internationale, disons des Nations
Unies, qui aurait pu être acceptable par Belgrade, mais de l'Otan.
L'essentiel pour Washington c'était l'occupation par l'Otan. Et
une fois sur place, ils ont construit (sans demander la permission à
personne) la base de Bondsteel, d'où ils encouragent l'UCK à
poursuivre son projet en Macédoine...
Le mythe manichéen de la Deuxième Guerre Mondiale
L'acceptation de la guerre comme seul moyen de traiter le problème
du Kosovo revenait à confirmer et à renforcer le mythe manichéen de la
Deuxième Guerre Mondiale comme grille de perception du monde. Ce
mythe est un élément essentiel de la propagande des Etats-Unis dans sa
phase actuelle de justicier universel. C'est l'antidote au supposé
"syndrome du Viet-Nam", leçon d'échec. Ce mythe est un conte de fée
basé sur une version simpliste des années 1933-45 transformées en
unique modèle pour saisir l'identité profonde des nations et de leur
relations. Ainsi, tout est réduit à quelques personnages: d'abord,
Hitler, le monstre, ses victimes passives, et l'Oncle Sam qui sauve
ceux-ci de celui-là. Les motivations politiques sont également
réduites à quelques unes: du côté du monstre, une volonté diabolique
de commettre un génocide. Du côté de l'Oncle Sam, la générosité
et le courage. Le rôle de l'Armée Rouge dans la défaite de la
Wehrmacht? A la trappe! Demandez aux Américains qui a libéré Auschwitz
ils diront les GIs, ils ont vu le film. Mais il y a quelques
figurants, dont les Français, qui viennent de découvrir leur propre
place dans cette distribution: les lâches... j'arrête là, on n'a que
consulter la presse dite de caniveau britannique. Mais cette vision
simpliste trouve ses adeptes en Europe, et même en France, où l'on
ajoute un raffinement: le populisme nationaliste de la populace qui
risque toujours d'être exploité par le Hitler du jour ...
Ce mythe a ses utilisations. La plus évidente est de justifier,
dans les cas bien choisis, l'utilisation de la force américaine contre
toute négociation, la "capitulation inconditionnelle" de l'adversaire
restant la seule issue de toute guerre entamée par les Etats-Unis.
Contre l'ancienne sagesse qui cherche à laisser une porte de sortie à
l'autre, le Yankee n'accepte que l'humiliation totale de l'autre. Dès
que les Etats-Unis veulent s'y ingérer, tout dirigeant mal-aimé
devient "Hitler" et chaque répression d'une rébellion locale devient
"génocide". Si ce sont nos amis, ils s'agit plutôt de lutte légitime
contre le terrorisme.
Mais il y a une autre utilisation de ce mythe, plus subtile: il
sert d'instrument d'intimidation morale envers l'Europe, surtout
l'Allemagne et -- plus encore -- la France. Car par une étrange
déformation, qui n'est pas le sujet de cette conférence, la France est
la cible privilégiée de l'accusation d' "anti-sémitisme"... vaste
sujet que je laisse de côté.
Affronter la réalité du vingt-et-unième siècle
Le Pentagone a trouvé que le "multilatéralisme" était une gêne dans
la guerre du Kosovo. Les Européens ont pu apprendre qu'ils étaient là
pour partager les frais et faire le ménage après... cette leçon s'est
répétée en Afghanistan. La leçon n'a pas encore été totalement
assimilée, mais l'élève fait des progrès sous la férule du maître
Rumsfeld. L'illusion de l'unité européenne et atlantique a été brisée
par le mépris manifeste des dirigeants anglo-américains et de leurs
médias envers leurs chers alliés une fois que ceux-ci osent prendre
une position indépendante.
Il faut démystifier les fameuses "valeurs communes". On peut
penser que les Américains dans leur grande majorité chérissent
toujours la liberté et la démocratie. Tout comme les Européens, et
tout comme, peut-être, la plupart des gens de par le monde d'une
manière ou d'une autre. Pourtant, le capitalisme néo-libéral
déchainé, un complexe militaro-industriel dominant, un lavage de
cerveau quotidien de la part des médias possédés par ces
puissances-là, un système électoral soumis à l'argent, ont fini par
éliminer la démocratie des sphères dominantes de la société
américaine.
Il serait sans doute souhaitable d'apporter la démocratie en
Bosnie-Herzégovine, au Kosovo, en Iraq ou au Tibet. Il est beaucoup
plus essentiel pour l'avenir du monde de la restaurer aux Etats-Unis.
Vous ne serez peut-être pas d'accord, mais ces puissances néfastes
qui dominent la vie politique américaine n'ont pas encore étouffé la
démocratie de la "vieille Europe". On essaie: la "nouvelle Europe"
proclamée par le Secrétaire à la défense Donald Rumsfield est celle où
les chefs de gouvernements suivent les ordres de Washington sans
respecter ni le droit, ni la morale, ni leur opinion publique. C'est
un échantillon significatif de la "démocratie" que Washington veut
imposer en guise de "nouvel ordre mondial".
La France a sombré, comme le reste de l'Occident, dans la
dépolitisation du néo-libéralisme, mais il y reste des "valeurs" qui
ne sont pas celles de l'Amérique de Bush. La liberté, pour les
Bushites, c'est le "marché libre", qui n'est même pas libre, mais
ordonné selon les intérêts des plus forts, qui interdisent aux faibles
de protéger leurs propres productions, populations et environnement...
L'égalité est totalement balayée... Je suis d'accord avec Emmanuel
Todd que les Etats-Unis impériaux ne peuvent plus prétendre à
l'universalisme, tant leur système aggrave de façon dramatique toutes
les inégalités.
Quant à la fraternité, une société dans laquelle les hommes se
sentent obligés de s'armer jusqu'aux dents pour se protéger de leur
voisin, elle bat de l'aile...
Donc parler d'une "communauté de valeurs" entre la France et les
Etats-Unis de Bush n'a plus -- je l'espère -- aucun sens. Les
"valeurs" que Washington veut imposer par la force sonneraient le glas
des valeurs de gauche issues de la révolution française.
Certains en France rêvent d'une "Europe" superpuissance pour
contrer la superpuissance américaine. Mais la crise actuelle a déjà
montré qu'il est trop tard pour cela ... Dans le domaine de la
technologie militaire, les choses sont tellement imbriquées que
"l'Europe" comme entité politique indépendante ne peut pas rattraper
les Etats-Unis, par ailleurs cette puissance militaire n'est conçue
que pour les "guerres" unilatérales contre les adversaires faibles. Si
l'Europe abandonnait, comme les Etats-Unis, ses avancées sociales pour
financer une gigantesque machine militaire, elle finirait par faire
une politique semblable ou identique.
L'alternative n'est pas de retourner aux rivalités entre grandes
puissances impérialistes occidentales qui ont produit les deux grandes
guerres du vingtième siècle.
Il est vain de riposter à l'arrogance américaine par l'imitation.
Il faut une voie opposée, dont on a vu un premier espoir avec le
discours de Dominique de Villepin devant le Conseil de Sécurité. Ce
discours a reçu une ovation qui montre la voie. Evidemment M. de
Villepin n'apporte pas la révolution, ni l'altermondialisation qu'on
peut estimer nécessaire pour sauver la planète. Mais au point où nous
sommes, la première nécessité est de résister à la guerre de conquête,
de faire respecter un minimum de droit international, et enfin de
désarmer la seule grande puissance prête à lâcher ses armes de
destruction massive sur les terres et les peuples du monde entier.
En l'absence d'une politique possible d'égalité économique, les
peuples tournent vers l'affirmation des identités, car la politique
identitaire -- nationale ou religieuse -- promets au moins certains
avantages dans une communauté qui exclut les autres. C'est une
tendance très répandue, tout à fait compréhensible, mais qu'il ne faut
pas encourager. C'est un pas vers la guerre de tous contre tous, qui
sera maitrisée par le plus fort.
L'auto-détermination digne de soutien n'est pas l'affirmation d'une
identité, mais la volonté de développement visant l'égalité de droits
politiques dans un ordre économique qui conserve l'environnement
naturel et social: l'école, la santé, et d'autres services publics.
La France et la "vieille Europe" doivent chercher une nouvelle
solidarité avec le monde entier, et surtout avec les peuples du Sud...
non pas en tant que "victimes" à sauver mais en tant qu'acteurs
capables de régler leurs propres affaires... mal, peut-être, mais
mieux que si on le fait à leur place. C'est cela les "valeurs
communes" de liberté, d'égalité et de fraternité.
La crise actuelle a révélé la seule voie pour l'Europe, indiquée
presque par hasard (élections allemandes, jeu français à l'Onu): de se
joindre au reste du monde -- y compris la Chine et la Russie -- en
exigeant un vrai multilatéralisme mondial, qui oblige les Etats-Unis
de devenir un grand pays comme un autre, et non pas le centre d'un
Empire féroce.
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D. Johnstone
auteure de "Fools' Crusade: Yugoslavia, Nato and Western Delusions"
Pluto Press 2002
Les Amis du MONDE-diplomatique
ont proposé un débat autour du livre de
D. Johnstone, 'La Croisade des fous'
avec la partecipatione de Subhi Toma
et Jean Bricmont.
Diana Johnstone
GUERRES SANS FIN
La SORBONNE 26 février 2003
Droit international contre droit du plus fort
Devant le Conseil de Sécurité le 14 février, le ministre français,
Dominique de Villepin, a fait un discours admirable de raison et de
clarté qui a été très apprécié -- sauf, vous le savez bien, par les
dirigeants et la presse anglophone.
Les Etats-Unis sont dirigés actuellement par un petit groupe de
mégalomanes dont les idées et les projets étaient parfaitement
inconnus de l'électorat américain qui, selon la Cour Suprème choisi
par son père, avait élu George Bush... par une large minorité de
votes. Plus fondamentalement, l'électorat américain depuis longtemps
n'a pas de vrai choix, car le processus "démocratique" au niveau
national a été complètement accaparé par le complex
militaro-industriel. Une poignée d'illuminés a imposé une
politique qui n'a jamais été soumis à un débat démocratique aux
Etats-Unis, et il ne veulent pas que le débat venu d'ailleurs arrivent
aux oreilles des citoyens Américains. C'est pour cela que leurs
propagandistes dans les médias ont répondu par un torrent d'invectives
imbéciles versé sur la France -- dont la faute originelle n'était que
de vouloir habiller la guerre à venir de quelques oripeaux de légalité
internationale. Car la position de la France, jusque là, revenait à
tenter de rester dans les formes du droit international, rien de
plus. Mais l'équipe au pouvoir à Washington n'apprécie guère cet
effort. Son but est d'impressionner le monde et de lui dicter sa loi
par la force. Le droit international doit céder au droit du plus fort,
c'est la base du "nouvel ordre mondial" style Bush et compagnie.
Les dirigeants américains ont l'habitude de dire de celui qu'ils
veulent attaquer, qu'il "ne peut comprendre que la force". Plus
exactement, ils voudraient que les autres ne comprennent que la force,
car c'est le langage qu'eux, il maîtrisent. Ils veulent que la
démonstration soit faite que la force aura le dernier mot.
La crise irakienne fait ressortir une opposition dramatique entre
le droit international et le droit du plus fort. Le droit
international, dans la mesure où il serait universel, applicable à
tous de la même manière, est maintenant un obstacle que Washington
préfère écraser par la loi du plus fort -- sa loi à elle.
L'Illusion de la "Communauté internationale"
Pour la vieille Europe, et surtout pour la France, cette crise autour
de l'Irak devrait mettre fin à certaines illusions. La grande
illusion des années quatre-vingt dix était d'imaginer que l'immense
puissance militaire des Etats-Unis pouvait se laisser transformer en
instrument charitable pour accomplir les interventions "humanitaires"
souhaitées par les champions des droits l'homme devenus la conscience
d'une vague "communauté internationale". La référence constante à
cette "communauté internationale" avait deux fonctions idéologiques:
de masquer la destruction de l'autorité des Nations-Unies, et de
donner l'impression d'un certain multilatéralisme. Ce concept vague
s'applique surtout aux nations occidentales, supposées représenter la
conscience supérieure de l'humanité. En même temps, cette "communauté
internationale" correspondait, en réalité, à un "condominium impérial"
des puissances occidentales capitalistes qui, unies sur l'hégémonie
américaine, pourrait dominer le monde ensemble sans se détruire
mutuellement dans les guerres mondiales pour diviser les continents du
Sud. Cette "C.I.", communauté internationale ou condominium impérial,
imposerait un ordre "moral" au monde, basé sur les "valeurs",
notamment les "droits de l'homme".
La Continuité
En comparaison avec l'équipe Bush, ouvertement de plus en plus
criminelle, le monde risque d'éprouver une énorme nostalgie pour
l'administration Clinton, et de souhaiter le retour des Démocrates
comme les chrétiens de l'antiquité souhaitaient le retour du Christ.
Le multilatéralisme traditionnel des Démocrates sauvaient au moins les
apparences aux yeux des alliés européens, qui pouvaient jouer les
seconds rôles et payer la nôte avec un minimum de dignité.
Mais attention, s'il est vrai que d'abord l'électorat démocrate,
puis à un bien moindre degré les politiciens démocrates, sont comme on
dit là-bas plus "libéraux", c'est-à-dire plus sociaux, en ce qui
concerne la politique intérieure, il y a deux réserves à signaler:
pour la politique intérieure, tout se situe aujourd'hui largement à la
droite par rapport à la France... et deuxièmement, en ce qui concerne
la politique extérieure, c'est surtout l'emballage qui change. Dans
le fond, il y a une grande continuité, due à la logique d'un complexe
militaro-industriel surgonflé, et assurée par la petite élite de
spécialistes qui créent les projets de politique internationale dans
le conforts des fondations privées, abrités des regards de la
population en général mais très proches des grands médias.
Je voudrais signaler quelques indices de cette continuité. Vous
avez vu le Président Bush exhorter ses troupes en proclamant que "nous
avons la plus grande armée de la terre" comme si c'était une qualité
morale. Mais l'ambassadrice de Clinton, Madeleine Albright, avait
exclamé, "à quoi ça sert d'avoir la plus grande force militaire du
monde si l'on ne l'utilise pas!" La personnalité qui, choqué par ces
mots belliqueux, les avait racontés dans ses mémoires n'était autre
que le Général Colin Powell, qui depuis en a vu d'autres...
Oui, et c'était déjà Madeleine Albright qui voulait à tout pris
déclencher la guerre contre la Yougoslavie sans mandat du Conseil de
Sécurité. Aujourd'hui, quand le Président Chirac et son ministre des
affaires étrangères insistent sur la nécessité de passer par le
Conseil de Sécurité des Nations-Unies, on est presque gêné de
rappeller que la France n'avait pas le même scrupule il y a quatre
ans...
Mais il faut le dire.
Le Kosovo
Ici je dois aborder un sujet que beaucoup préfèrent éviter, le Kosovo,
car l'illusion n'est pas encore totalement dissipée en ce qui concerne
le Kosovo, dont beaucoup gardent encore une impression erronnée
des causes comme des effets. Il faut y revenir parce que la
"réussite" de la guerre du Kosovo est citée régulièrement aujourd'hui
comme précédent heureux, comme argument irréfutable en faveur de la
"guerre préventive"contre les "dictateurs" qui ne penseraieent qu'à
commettre des "génocides". Si on ne brise pas cette illusion, on
continuera à brandir "le Kosovo" comme la carte blanche à la guerre
"juste" en permanence
Tout cela était prévisible. Justifier la guerre préventive sans
mandat du Conseil de Sécurité devait créer un précédent dangereux,
comme Hubert Védrine lui-même a bien reconnu peu après, dans les pages
du Monde diplomatique. Je ne peux pas juger à quel point les
dirigeants européens disposant de services de renseignement étaient
dupes de la rhétorique du moment, mais tous ont répété la même
propagande à l'époque: les mensonges les plus énormes venant de
l'équipe britannique autour de Blair, qui récidive, et du ministre de
la défense allemand Rudolf Scharping, qui a été démissioné depuis au
milieu d'une pléthore de scandales.
En France, il existait le "lobby Sarajevo" qui réclamait cette
intervention militaire comme le seul moyen de traiter les conflits
yougoslaves. Beaucoup d'intellectuels français, surtout qui ont
transformé la fonction de la "philosophie" de quête de savoir en
étalage d'indignation contre les mécréants lointains, ont stigmatisé
tout effort de comprendre et de chercher la conciliation comme une
sorte de complicité avec le nouvel "Hitler". En rejettant tout
réalisme en politique comme l'oeuvre du diable, ils sont préféré
tourner vers les missiles cruises pour régler les affaires complexes.
Il fallait une naïveté volontaire pour croire que les Etats-Unis --
vu leur histoire d'ingérences ouvertes ou clandestines
(parmi d'autres) au Guatemala, en Iran, au Vietnam, au Chili, en
Angola, et de façon presque constante depuis un siècle dans toute
l'Amérique centrale -- allaient, une fois libérés de la contrainte
représentée par une superpuissance rivale, se transformer en branche
armée des soeurs de la charité.
En réalité, les Etats-Unis ne se sont pas laissé entraînés dans la
guerre au Kosovo à cause des arguments de BHL ou des larmes de
Glucksmann.
Comme pour la guerre en Iraq, ils voulaient y aller et cherchaient des
prétextes, quand ils ne les créaient pas.
Les vrais causes sont visibles à partir des effets réels. Les
résultats éloquents de la guerre du Kosovo sont les suivants:
* légitimer la guerre comme moyen privilégié pour résoudre les
problèmes politiques, ce qui revient à délégitimer la négociation, la
diplomatie, la médiation, tous les moyens pacifiques qui, on voit
aujourd'hui, sont rejetés comme des formes de làcheté.
* créer un précédent pour faire la guerre sans mandat du Conseil de
Sécurité sous prétexte d'un cas d'urgence extrême, urgence évaluée par
les Etats-Unis et (peut-être) leurs alliés.
* sauver l'Otan en lui dotant d'une nouvelle "mission humanitaire"
hors de la zone de défense des pays de l'alliance, et en la
transformant en "boite à outils" dans laquelles les Etats-Unis
pourront puiser pour leurs opération plus à l'Est et au Sud. Ici se
trouve la cause et l'effet les plus importants de cette aventure, ce
qui explique la grande hâte avec laquelle il fallait procéder aux
bombardements au moment choisi, à la veille du cinquantième
anniversaire de l'Otan, ce qui permettait à Washington de présenter la
nouvelle stratégie de l'Otan en forme de fait accompli, sans vrai
debat.
* renforcer de façon décisive l'influence des Etats-Unis sur l'Europe
par le biais de l'Otan. Cette opération a été cruciale en offrant aux
pays de l'Europe ex-communiste une adhésion occidentale alternative à
l'Union Européenne.
* faire du Kosovo une base militaire américaine, le "Camp Bondsteel",
construit immédiatement après l'occupation du Kosovo sans demander la
permission à personne.
Et le Kosovo lui-même? Le problème des "deux peuples pour une
terre "durait depuis longtemps, et aurait pu être traité avec patience
comme d'autres problèmes du même genre. Ce qui a précipité la crise
était d'abord la crise financière en Albanie en 1997, qui d'une part
ouvrait une porte à la négociation (en décourageant pour l'instant les
séparatistes) et d'autre inondait le Kosovo d'armes volées dans les
arsenaux albanais. Un carrefour entre paix et guerre où les
Etats-Unis surtout ont choisi le chemin de la guerre, tout en disant
le contraire. L'UÇK, soutenu vigoureusement par un lobby à Washington
comprenant un ancient candidat républicain à la présidence, Robert
Dole, a pu jouer contre Milosevic le rôle des "Contras" lancés par la
CIA contre le Nicaragua sandiniste, pour réduire toute la Yougoslavie
à un statut comparable à celui des pays de l'Amérique centrale. Le
Kosovo occupé et gouverné formellement par les Nations-Unies, en
réalité par les pays de l'Otan avec quelques auxiliaires
subordonnés, est devenu la plaque tournante de trafics de femmes, de
drogue et d'armes. Libérés de la police serbe, les milices
albanophones font la guerre les unes aux autres. Je ne dirai pas que
c'est cela l'objectif américain, mais c'est le type de situation dont
ils s'accommodent fort bien un peu partout là où ils cherchent
n'importe quel allié contre un régime récalcitrant.
La volonté d'ingérence militaire
Dès l'ouverture de la crise yougoslave au début des années
quatre-vingt-dix, l'ingérence des puissances occidentales -- sans le
dire ouvertement, et dans une certaine mesure peut-être sans le penser
-- avait tout fait pour entraîner leur propre intervention militaire.
1 - D'abord, il est notoire que le gouvernement allemand a insisté
sur la reconnaissance de l'indépendence de la Slovénie et de la
Croatie, contre tout usage diplomatique et contre l'avis de leurs
propres diplomates sur place. C'est un sujet intéressant, que je
traite dans mon livre, mais par déférence envers l'attitude actuelle
du gouvernement allemand, je ne veux pas insister trop sur ce sujet
ici. Mais il faut noter pourtant que ceux qui prônaient une
reconnaissance rapide insistaient qu'elle empêcherait la
guerre civile en tranchant la question de la Yougoslavie une fois pour
toutes. Mais le véritable résultat de la reconnaissance rapide ne fut
pas de mettre fin au conflit, mais plutôt de transformer une guerre
civile en conflit international, ouvrant la voie à l'intervention
internationale. En prenant parti pour les sécessionnistes, les états
européens réduisaient leur possibilités de médiation neutre et
contribuaient à la polarisation.
2 - Puis, la désintégration violente de la Yougoslavie fut
déterminée aussi par les Etats-Unis qui, tout en se proclamant en
faveur de la préservation de la Yougoslavie, par voie diplomatique
interdit à l'Armée populaire yougoslave de garder l'unité du pays par
la force. Ce geste de "pacifiste bêlant" revenait à donner carte
blanche aux forces nationalistes et séparatistes qui s'étaient armées
clandestinement et qui se sont mises à réaliser la sécession par fait
accompli. Toutes ces sécessions -- celle de la Slovénie, de la
Croatie, mais aussi des Serbes de Krajina qui faisaient
sécession de la Croatie -- auraient pu être empêchées par l'armée
yougoslave, le temps de prendre des mesures pour sauver la Fédération
multinationale, ce qui était sans doute ce que souhaitait encore la
majorité de la population de la Yougoslavie, qu'on n'a jamais
consultée sur dans son ensemble et qui n'imaginait pas les désastres à
venir.
L'ironie, c'est qu'à la fin les Etats-Unis, qui avait interdit
l'utilisation de la force pour préserver le pays "multi-ethnique" ont
fini par utiliser eux-mêmes une force bien plus dévastatrice,
soi-disant pour préserver la multi-ethnicité de certains fragments de
la fédération éclatée. Ce qu'ils n'ont même pas réussi à faire par
leur force militaire, vu l'état des relations inter-ethniques
extrêmement tendues dans les protectorats de Bosnie et du Kosovo.
Derrière la façade du multilatéralisme, dans les conflits yougoslaves,
les Etats-Unis ont saboté les efforts européens de favoriser une
solution négociée.
-- En Bosnie, ils ont encouragé Izetbegovic, dont le parti avait de
bonnes relations aux Etats-Unis, surtout par Mohamed Sacirbey et son
père.
Il faut surtout lire les mémoires de David Owen pour voir comment
Washington a saboté tout accord de paix. En assimilant la guerre à un
match sportif, on adoptait l'absurde slogan qu'il fallait doter la
Bosnie d'un "terrain de jeu équitable" en armant la partie la plus
faible... une logique déjà appliquée en fait dans la guerre Iran-Iraq,
que l'Occident avait attisée pendant huit ans... mais qu'on n'applique
évidemment pas à Israël et Palestine. En réalité, avec l'Iran et
d'autres pays musulmans, les Etats-Unis ont renforcé le parti
d'Izetbegovic, avec pour résultat, une guerre prolongée, plus de
souffrances et de morts, des intégristes islamistes venus d'ailleurs
installés autour de Zenica et en fin de compte une Bosnie encore plus
divisée qu'aurait été la Bosnie décidée à Lisbonne.
Loin d'être exceptionnelle, cette alliance avec le parti islamiste
était en parfaite continuité avec la politique américaine au Moyen
Orient, qui a constamment favorisé les Islamistes contre les régimes
laïcs dans les pays musulmans. C'est ainsi que les réseaux d'anciens
combattants d'Afghanistan, parfois liés à bin Laden, étaient les
bien-venus. Et il est très significatif que la délégation
d'Izetbegovic à Dayton fut conseillé par Richard Perle, le sinistre
conseiller au Pentagone de l'administration Bush, champion de
l'extrême droite en Israel, Netanyahou....
-- Au Kosovo, au lieu de rechercher la conciliation, Washington l'a
rendu impossible en encourageant l'intransigence des Albanais. A
travers la National Endowment for Democracy {"la fondation nationale
pour la démocratie"), établie sous l'administration Reagan pour
financer l'ingérence dans la vie politique d'autres pays, les
Etats-Unis ont pu influencer la façon dont le problème du Kosovo était
vu par le monde extérieur, et même par les Albanais du Kosovo
eux-mêmes. Cette fondation est un exemple important du phénomène de
"l'organisation non-gouvernementale" ...gouvernementale, phénomène qui
joue un rôle capital dans la formation de la "politique des droits de
l'homme" qui sert à justifier les interventions dites "humanitaires".
Cette aide américaine était particulièrement importante dans le
domaine décisif de l'information sur les droits de l'homme. La source
principale de tous les rapports diffusés dans le monde entier sur la
question du traitement de la population albanaise au Kosovo était le
"Conseil pour la Défense des Droits de l'Homme et des Libertés",
fondé en 1989 par des militants séparatistes albanais. Cet organisme
ne s'intéressait pas aux droits de tous les habitants du Kosovo, mais
uniquement des Kosovars albanais, car le Conseil était l'instrument de
propagande clé pour la cause, et l'exagération des faits devenait une
habitude. Un don de la fondation a permis au Conseil d'embaucher un
directeur à plein temps et d'établir un réseau de 27 sous-conseils,
présent dans tous les villes de la province. En 1998, une publication
de cette "fondation nationale pour la démocratie" se vantait de cette
aide, qui a fourni aux quelques 2,000 volontaires des machines de fax
et des ordinateurs. Le Conseil, selon son bienfaiteur, était "la
source d'information la plus importante sur les droits de l'homme au
Kosovo. Une large gamme d'organisation internationales de droits de
l'homme et des agences de presse utilisent ses informations, telles
que la Fédération Internationale des Droits de l'Homme, la Commission
des Nations-Unies pour les Droits de l'Homme, et l'agence Associated
Press."
Ainsi, une petite province censée crouler sous une oppression digne
des Nazis était couverte d'un réseau de bureaux payés par l'étranger
où les opposants de l'état travaillaient sans cesse pour discréditer
cet état auprès des organisations et des publics du monde entier.
Etant donné la difficulté de pénétrer la société albanaise
traditionnelle, et la rareté de personnes maîtrisant la langue
albanaise, il n'était pas facile pour les ONG ou les agences de presse
étranger de vérifier ces informations.
Pourtant, en général elles les acceptaient et les diffusaient sans
poser trop de questions. C'était "les victimes" a priori...
Cette crédulité foncionnait comme une invitation aux deux
mille Albanais du réseau à rapporter tout ce qu'ils pensaient
susceptibles de servir leur cause, sans trop se soucier de ce concept
abstrait "la vérité", un idéal pas nécessairement considéré comme plus
honorable que la fidélité aux siens, au clan, au sang. Pendant les
bombardements de l'Otan, ce même Conseil continuait à fournir à
l'Occident les histoires d'atrocités dont il était plus avide que
jamais... pour justifier ses bombardements.
Après, quand beaucoup de ses histoires se sont révélées fictives, on
pensait déjà à autre chose.
-- En liaison étroite avec l'UCK, les Etats-Unis ont saboté la
mission de l'OSCE (ainsi qu'en témoigne l'ambassadeur français Gabriel
Keller). Ils ont transformé l'incident de l'attaque de la police serbe
contre la base d'UCK à Racak en "massacre" génocidaire et en casus
belli.
Ici il faut noter un autre élément de continuité dans le personnel:
l'ambassadeur envoyé par l'administration Clinton pour diriger la
mission de l'OSCE au Kosovo, William Walker, était un ancien de
l'ingérence la plus sanglante en Amérique centrale. Ses activités
liées aux "Contras" l'ont bien préparés... et sous la présidence de
Reagan, Walker était un proche collaborateur d'Elliott Abrams, dont
les activités criminelles liées aux ventes illégales d'armes à l'Iran
pour financer les terroristes "Contra" ont été établies... et
pardonnées par le premier président Bush.
Aujourd'hui ce même Elliott Abrams -- très lié à l'extrême droite
sioniste -- après avoir été chargé des "droits de l'homme", est chargé
des affaires du Moyen Orient par le Conseil National de Sécurité de
Bush.
-- Pour revenir à l'administration Clinton, les Américains ont
bloqué au lieu d'encourager les négociations entre Albanais du Kosovo
et Belgrade. Enfin, ils ont empêché que les "négociations" de
Rambouillet trouvent une solution pacifique. Non seulement par leur
"annexe B", qui aurait transformé toute la Yougoslavie en pays
d'occupation militaire, -- mais en ignorant complètement les
propositions serbes et en insistant avant tout sur la présence au
Kosovo, non pas d'une force de paix internationale, disons des Nations
Unies, qui aurait pu être acceptable par Belgrade, mais de l'Otan.
L'essentiel pour Washington c'était l'occupation par l'Otan. Et
une fois sur place, ils ont construit (sans demander la permission à
personne) la base de Bondsteel, d'où ils encouragent l'UCK à
poursuivre son projet en Macédoine...
Le mythe manichéen de la Deuxième Guerre Mondiale
L'acceptation de la guerre comme seul moyen de traiter le problème
du Kosovo revenait à confirmer et à renforcer le mythe manichéen de la
Deuxième Guerre Mondiale comme grille de perception du monde. Ce
mythe est un élément essentiel de la propagande des Etats-Unis dans sa
phase actuelle de justicier universel. C'est l'antidote au supposé
"syndrome du Viet-Nam", leçon d'échec. Ce mythe est un conte de fée
basé sur une version simpliste des années 1933-45 transformées en
unique modèle pour saisir l'identité profonde des nations et de leur
relations. Ainsi, tout est réduit à quelques personnages: d'abord,
Hitler, le monstre, ses victimes passives, et l'Oncle Sam qui sauve
ceux-ci de celui-là. Les motivations politiques sont également
réduites à quelques unes: du côté du monstre, une volonté diabolique
de commettre un génocide. Du côté de l'Oncle Sam, la générosité
et le courage. Le rôle de l'Armée Rouge dans la défaite de la
Wehrmacht? A la trappe! Demandez aux Américains qui a libéré Auschwitz
ils diront les GIs, ils ont vu le film. Mais il y a quelques
figurants, dont les Français, qui viennent de découvrir leur propre
place dans cette distribution: les lâches... j'arrête là, on n'a que
consulter la presse dite de caniveau britannique. Mais cette vision
simpliste trouve ses adeptes en Europe, et même en France, où l'on
ajoute un raffinement: le populisme nationaliste de la populace qui
risque toujours d'être exploité par le Hitler du jour ...
Ce mythe a ses utilisations. La plus évidente est de justifier,
dans les cas bien choisis, l'utilisation de la force américaine contre
toute négociation, la "capitulation inconditionnelle" de l'adversaire
restant la seule issue de toute guerre entamée par les Etats-Unis.
Contre l'ancienne sagesse qui cherche à laisser une porte de sortie à
l'autre, le Yankee n'accepte que l'humiliation totale de l'autre. Dès
que les Etats-Unis veulent s'y ingérer, tout dirigeant mal-aimé
devient "Hitler" et chaque répression d'une rébellion locale devient
"génocide". Si ce sont nos amis, ils s'agit plutôt de lutte légitime
contre le terrorisme.
Mais il y a une autre utilisation de ce mythe, plus subtile: il
sert d'instrument d'intimidation morale envers l'Europe, surtout
l'Allemagne et -- plus encore -- la France. Car par une étrange
déformation, qui n'est pas le sujet de cette conférence, la France est
la cible privilégiée de l'accusation d' "anti-sémitisme"... vaste
sujet que je laisse de côté.
Affronter la réalité du vingt-et-unième siècle
Le Pentagone a trouvé que le "multilatéralisme" était une gêne dans
la guerre du Kosovo. Les Européens ont pu apprendre qu'ils étaient là
pour partager les frais et faire le ménage après... cette leçon s'est
répétée en Afghanistan. La leçon n'a pas encore été totalement
assimilée, mais l'élève fait des progrès sous la férule du maître
Rumsfeld. L'illusion de l'unité européenne et atlantique a été brisée
par le mépris manifeste des dirigeants anglo-américains et de leurs
médias envers leurs chers alliés une fois que ceux-ci osent prendre
une position indépendante.
Il faut démystifier les fameuses "valeurs communes". On peut
penser que les Américains dans leur grande majorité chérissent
toujours la liberté et la démocratie. Tout comme les Européens, et
tout comme, peut-être, la plupart des gens de par le monde d'une
manière ou d'une autre. Pourtant, le capitalisme néo-libéral
déchainé, un complexe militaro-industriel dominant, un lavage de
cerveau quotidien de la part des médias possédés par ces
puissances-là, un système électoral soumis à l'argent, ont fini par
éliminer la démocratie des sphères dominantes de la société
américaine.
Il serait sans doute souhaitable d'apporter la démocratie en
Bosnie-Herzégovine, au Kosovo, en Iraq ou au Tibet. Il est beaucoup
plus essentiel pour l'avenir du monde de la restaurer aux Etats-Unis.
Vous ne serez peut-être pas d'accord, mais ces puissances néfastes
qui dominent la vie politique américaine n'ont pas encore étouffé la
démocratie de la "vieille Europe". On essaie: la "nouvelle Europe"
proclamée par le Secrétaire à la défense Donald Rumsfield est celle où
les chefs de gouvernements suivent les ordres de Washington sans
respecter ni le droit, ni la morale, ni leur opinion publique. C'est
un échantillon significatif de la "démocratie" que Washington veut
imposer en guise de "nouvel ordre mondial".
La France a sombré, comme le reste de l'Occident, dans la
dépolitisation du néo-libéralisme, mais il y reste des "valeurs" qui
ne sont pas celles de l'Amérique de Bush. La liberté, pour les
Bushites, c'est le "marché libre", qui n'est même pas libre, mais
ordonné selon les intérêts des plus forts, qui interdisent aux faibles
de protéger leurs propres productions, populations et environnement...
L'égalité est totalement balayée... Je suis d'accord avec Emmanuel
Todd que les Etats-Unis impériaux ne peuvent plus prétendre à
l'universalisme, tant leur système aggrave de façon dramatique toutes
les inégalités.
Quant à la fraternité, une société dans laquelle les hommes se
sentent obligés de s'armer jusqu'aux dents pour se protéger de leur
voisin, elle bat de l'aile...
Donc parler d'une "communauté de valeurs" entre la France et les
Etats-Unis de Bush n'a plus -- je l'espère -- aucun sens. Les
"valeurs" que Washington veut imposer par la force sonneraient le glas
des valeurs de gauche issues de la révolution française.
Certains en France rêvent d'une "Europe" superpuissance pour
contrer la superpuissance américaine. Mais la crise actuelle a déjà
montré qu'il est trop tard pour cela ... Dans le domaine de la
technologie militaire, les choses sont tellement imbriquées que
"l'Europe" comme entité politique indépendante ne peut pas rattraper
les Etats-Unis, par ailleurs cette puissance militaire n'est conçue
que pour les "guerres" unilatérales contre les adversaires faibles. Si
l'Europe abandonnait, comme les Etats-Unis, ses avancées sociales pour
financer une gigantesque machine militaire, elle finirait par faire
une politique semblable ou identique.
L'alternative n'est pas de retourner aux rivalités entre grandes
puissances impérialistes occidentales qui ont produit les deux grandes
guerres du vingtième siècle.
Il est vain de riposter à l'arrogance américaine par l'imitation.
Il faut une voie opposée, dont on a vu un premier espoir avec le
discours de Dominique de Villepin devant le Conseil de Sécurité. Ce
discours a reçu une ovation qui montre la voie. Evidemment M. de
Villepin n'apporte pas la révolution, ni l'altermondialisation qu'on
peut estimer nécessaire pour sauver la planète. Mais au point où nous
sommes, la première nécessité est de résister à la guerre de conquête,
de faire respecter un minimum de droit international, et enfin de
désarmer la seule grande puissance prête à lâcher ses armes de
destruction massive sur les terres et les peuples du monde entier.
En l'absence d'une politique possible d'égalité économique, les
peuples tournent vers l'affirmation des identités, car la politique
identitaire -- nationale ou religieuse -- promets au moins certains
avantages dans une communauté qui exclut les autres. C'est une
tendance très répandue, tout à fait compréhensible, mais qu'il ne faut
pas encourager. C'est un pas vers la guerre de tous contre tous, qui
sera maitrisée par le plus fort.
L'auto-détermination digne de soutien n'est pas l'affirmation d'une
identité, mais la volonté de développement visant l'égalité de droits
politiques dans un ordre économique qui conserve l'environnement
naturel et social: l'école, la santé, et d'autres services publics.
La France et la "vieille Europe" doivent chercher une nouvelle
solidarité avec le monde entier, et surtout avec les peuples du Sud...
non pas en tant que "victimes" à sauver mais en tant qu'acteurs
capables de régler leurs propres affaires... mal, peut-être, mais
mieux que si on le fait à leur place. C'est cela les "valeurs
communes" de liberté, d'égalité et de fraternité.
La crise actuelle a révélé la seule voie pour l'Europe, indiquée
presque par hasard (élections allemandes, jeu français à l'Onu): de se
joindre au reste du monde -- y compris la Chine et la Russie -- en
exigeant un vrai multilatéralisme mondial, qui oblige les Etats-Unis
de devenir un grand pays comme un autre, et non pas le centre d'un
Empire féroce.
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D. Johnstone
auteure de "Fools' Crusade: Yugoslavia, Nato and Western Delusions"
Pluto Press 2002