http://www.balkans.eu.org/article3659.html

DELO

Slovénie : une euro-région au profit de Trieste ?


TRADUIT PAR ELENA MALINOVSKA VISNAR
Publié dans la presse : 28 septembre 2003
Mise en ligne : lundi 6 octobre 2003

Un projet d’euro-région a été lancé par l’ancien maire de Trieste et
actuel gouverneur du Frioul-Julienne, Riccardo Illy ; l’ensemble
« adriatico-alpin » comprendrait la région italienne de
Frioul-Vénétie-Julienne, la Carinthie autrichienne, une partie de la
Slovénie et l’Istrie croate. Mais au profit de qui ?

Par Boris Jez

Comment les pêcheurs de Piran, d’Umag et de la Chioggia italienne
pourraient-ils parvenir à se comprendre dans quelques années ? La
question paraît triviale, mais elle est au cœur même d’un processus
diplomatique amorcé par Bruxelles. Ces pêcheurs - qui se sont disputés,
pris aux cheveux et parfois battus pendant des siècles - pourraient
vivre à l’avenir dans une « eurorégion » commune, susceptible d’avoir
plus de force de gravitation que les États-nations eux-mêmes. Y
croyez-vous ?

Francis Fukuyama restera dans l’histoire pour y avoir prédit la fin de
celle-ci. Mais l’histoire recommence, non seulement en Afghanistan, en
Irak ou en Corée, mais également en Europe. « Même » sur le vieux
continent, il y a de nouveaux États, la configuration politique est
très dynamique, et Bruxelles et Strasbourg mettent en branle un avenir
continental - sans parfois demander conseil à quiconque. Ainsi, nous,
les sujets, sommes obligés de vivre avec une nouvelle configuration
politique - comme si nous n’avions pas suffisamment de problèmes avec
les communes, les régions, les frontières, … À peine avons-nous pu
reprendre notre souffle depuis l’indépendance que nous sommes plongés
jusqu’aux oreilles dans les questions territoriales, du Golfe de Piran
jusqu’à la dernière tentative de l’usurpation de la partie
internationale de l’Adriatique [1].

Les Croates se sont d’ailleurs fait taper sur les doigts récemment,
mais il ne faut pas crier victoire trop rapidement : l’histoire n’est
pas encore terminée. Et cette histoire comprend désormais la région
italienne de Frioul-Vénétie-Julienne, la Carinthie autrichienne, une
partie de la Slovénie et l’Istrie et Rijeka, incluant Gorski Kotar.
L’initiateur est notre bon ami l’ancien maire de Trieste et actuel
gouverneur du Frioul-Julienne, Riccardo Illy. Et je pense qu’il faut
faire confiance à ses bonnes intentions : coopération entre les ports,
corridors de circulation, infrastructure énergétique commune, etc. Il a
vraisemblablement parlé de ce projet lorsqu’il était de passage à
Ljubljana récemment. Tout comme il doit le faire dans quelques jours, à
Venise et à Vienne, et probablement à Zagreb avec Stipe Mesic.

Devrions-nous de prime abord nous opposer à un pareil projet ? A
première vue, non. La Slovénie milite pour la création des « ponts »
(entre les nations et les pays), donc pour des frontières ouvertes et
une coopération croissante. Pourtant, une petite dose de scepticisme ne
nuit pas : pourquoi inclure ces régions dans un conglomérat
« alpino-adriatique », présenté comme étant une « euro-région » ? Et
pourquoi pas les autres ? Les réseaux de transport sont d’une grande
signification dans cette région, mais… Pour qui ? Tout d’abord,
évidemment, pour Trieste et le Frioul-Julienne, qui se voient déjà
comme étant l’épicentre de cet euro-territoire post-féodal.

Et que veut dire « une partie de la Slovénie », dans le vocabulaire
d’Illy ? Cela s’étend jusqu’à la frontière de Rappal, donc jusqu’à
Postojna… Ainsi, l’on pourrait de nouveau boucler l’hinterland de
Trieste, et assurer le contrôle du transport jusqu’à Rijeka et surtout
en direction du « Corridor 5 », où les intérêts italiens sont criants.
Nous ne pouvons pas ne pas y penser, parce que cette « Realpolitik »
n’est pas seulement appuyée historiquement, elle est également évidente
dans les initiatives diplomatiques actuelles.

Les politiciens slovènes devraient comprendre que cette ambiance
puérile dans laquelle l’Europe baignait après la chute du Mur de Berlin
n’existe plus. Une nouvelle dynamique ébranle l’Europe, et ne se
reflète pas seulement dans les offensives françaises pour assujettir
juridiquement et constitutionnellement les petits États (comme dans la
constitution de Valéry Giscard d’Estaing) : il semble qu’une vague de
fond fouette l’Europe. La Croatie, par exemple, tente de peser de tout
son poids et use de tous les moyens pour faire figure de « puissance
régionale » : le différend sur les eaux territoriales internationales
dans l’Adriatique ne sont pas l’œuvre de quelque manœuvre
pré-électorale, il s’agit bel et bien d’une orientation stratégique à
long terme, et au détriment de la Slovénie.

Alors, quelle euro-région ? C’est n’importe quoi ! Comment les pêcheurs
de Chiogge, d’Umag et du Piran se comprendront si le premier ne veut
pas entendre de langues étrangères dans son village, si le Croate ne
veut pas entendre un mot de slovène… ? Le « multiculturalisme » existe
essentiellement chez ceux qui pensent d’abord à créer une grande
« région d’Istrie » - ils sont bien entendu à Trieste… qui ne se trouve
même pas en Istrie ! Et maintenant Illy modernise le concept pour y
intégrer Haider et les Vénitiens. Ces euro-régions sont des puzzles qui
se construisent avec le capital, alors que les gens pensent bien sûr
autrement. Malheureusement, ils ne disent rien…

Comme par hasard, le Guardian de Londres fut le premier à parler de
cette combinaison du « hinterland » du Nord de l’Adriatique, en y
identifiant la marque d’une « connexion » austro-vénitienne. En somme,
les Anglais ne donneraient pas leur bénédiction à ce projet à cause de
Haider, mais aussi et surtout à cause de leurs intérêts traditionnels
dans cette partie de l’Europe. On ne peut pas créer les euro-régions
aussi simplement, ad hoc, comme l’estiment quelques maires et hommes
politiques influents : si les régions sont importantes pour l’Europe du
futur, il faut tout d’abord se plonger dans un débat sérieux, avant que
d’y laisser entrer les instances du grand capital. Les euro-régions
esquissées à Bruxelles, sont-elles une réincarnation de la géographie
féodale ? Quelles seront leurs relations avec les États-nations ?

La politique slovène semble désorientée, même s’il existe presque un
consensus national en faveur de la non-division du territoire national
en régions. Il est facile de partager l’Allemagne en euro-régions : il
est clair à l’avance que le pays restera uni. Mais pour la Slovénie
minuscule, ceci pourrait être fatal. A ce propos : quand Illy
apprendra-t-il le slovène, et quand changera-t-il d’opinion à propos de
« l’absence » de bilinguisme à Trieste ?

On ne peut pas réduire ces contradictions au plus petit dénominateur
commun. La Slovénie est tout simplement prise dans une nouvelle
tempête, celle du « regroupement » en Europe, où elle ne se sent pas
pour le mieux, parce que les initiatives sont prises par les autres,
par la Croatie, par le Frioul, etc. Ljubljana n’a pas réussi pour le
moment à se présenter et à s’établir comme le centre potentiel d’une
région plus large, même si elle le mériterait par son statut ainsi que
par sa position géographique. Les autres veulent nous prendre par
morceaux, de la mer jusqu’à la frontière de Rappal. La Slovénie agace
ses voisins par sa situation géographique, parce qu’elle fait obstacle
aux multiples communications du Nord vers le Sud et de l’Ouest à l’Est.

Le recueil intitulé « Le morcellement de la Slovénie », édité en 2001 à
Velenje, a attiré l’attention sur ces problèmes. Le Dr. France Bucar y
dit : « Si nous considérons la situation en Europe centrale (où une
partie des petits pays affrontent de grands voisins qui, par le passé
et même aujourd’hui, revendiquent des parts de ces petits États comme
étant partie prenante de leur propre territoire national), la formation
des régions mixtes serait un feu vert à l’annexion répétée de ces pays
aux puissances impériales d’autrefois. De telles régions serviraient
aux anciennes puissances impériales de formule très élégante pour
s’approprier des territoires… »

En somme, la Slovénie s’est retrouvée dans un environnement
exceptionnellement dynamique, et elle fait trop peu pour être un acteur
actif de cet environnement : notre politique étrangère est trop peu
animée, et il semble qu’après l’entrée à l’OTAN et à l’UE, elle oublie
sa « petitesse » régionale, qui pourrait s’accentuer dans le futur de
manière significative. De toute façon, il est évident que la Slovénie
ne peut pas naviguer entre l’Europe et les États-Unis, comme le fait
Berlusconi : elle doit d’abord trouver son rôle parmi ses voisines pour
enfin faire sa place.

(Mise en forme : Étienne Dubé)

[1] Voir nos articles, Slovénie-Croatie : partie d’échecs sur
l’Adriatique et Slovénie-Croatie : la zone exclusive des désaccords.