http://www.michelcollon.info/articles.php?dateaccess=2008-10-08%2008:56:51&log=invites

Kosovo-Ossétie : cherchez la différence !

Georges Berghezan

Le 26 août, six mois à peine après la proclamation d’indépendance du
Kosovo, la Russie reconnaissait les indépendances de l’Ossétie du Sud
et de l’Abkhazie, territoires en état de sécession de la Géorgie
depuis qu’elle a elle-même proclamé son indépendance de l’ex-URSS.

Réponse du berger à la bergère ? En tout cas, les dirigeants des pays
occidentaux et les commentateurs les plus diffusés n’ont pas hésité à
affirmer que l’on ne pouvait pas comparer les deux situations, que la
Russie violait grossièrement le droit international et que l’intégrité
territoriale géorgienne devait être respectée.

Par contre, la Russie, la Serbie, la Roumanie, mais aussi les
présidents tchèque et polonais, et même certaines voix en Géorgie (qui
n’a pas reconnu l’indépendance du Kosovo, malgré sa proximité avec
Washington) soulignaient que la reconnaissance de l’indépendance
kosovare avait bel et bien, et comme annoncé, servi de précédent,
ouvrant une boîte de Pandore qui risque de ne pas se refermer de si tôt.

Droits de l’homme ?

Selon les partisans de la thèse de l’« unicité kosovare », pour qui la
proclamation d’indépendance de Pristina serait – pour reprendre le
terme qu’ils affectionnent depuis quelques mois – un cas sui generis
(« de son propre genre »), ne pouvant être reproduit ailleurs, le
Kosovo aurait gagné son droit à l’indépendance à cause des violations
des droits de l’homme, voire du « génocide », que la Serbie de
Milosevic y aurait commise. Dans les régions sécessionnistes
géorgienne, de telles exactions ne s’y seraient jamais produites.

Cet argument ne résiste cependant guère à l’examen des faits. Au
Kosovo, des suites du conflit armé, depuis l’apparition de l’Armée de
libération du Kosovo (début 1996) jusqu’à à la fin des bombardements
de l’OTAN (juin 1999), quelque 10.000 personnes ont péri, civils et
militaires, dont au moins 80 % pendant les trois mois de frappes de
l’OTAN. Si les victimes ont été en majorité albanaises, on a également
compté des milliers de Serbes et autres non-Albanais.

En Ossétie du Sud (1991-1992) et en Abkhazie (1992-1993), ce sont sans
doute plus de 20.000 personnes qui ont perdu la vie pendant les
hostilités avec les forces géorgiennes dirigées successivement par les
Présidents Gamsakhourdia et Chevardnadze. Plus du double qu’au Kosovo.
Et si l’on tient compte du nombre d’habitants de ces trois entités, la
mortalité en Ossétie et Abkhazie a été de l’ordre de 10 fois plus
élevée qu’au Kosovo. Sans même parler des victimes du récent conflit,
qui aurait fait, au cours d’une seule nuit de bombardements massifs
géorgiens, plus de mille morts dans la population civile ossète. Si le
droit à l’indépendance dépend de l’ampleur des exactions commises par
le pouvoir central, c’est donc bien celle de l’Ossétie du Sud qui
paraît la plus justifiée !

Négociations ?

Deuxième argument avancé par les disciples de la théorie de l’«
exception » kosovare, la proclamation d’indépendance aurait été, dans
ce cas, mais pas dans l’autre, précédée d’un long processus de
négociations sous les auspices de l’ONU. Mais peut-on qualifier de «
négociations » les pourparlers serbo-albanais organisés par l’envoyé
de l’ONU, l’ancien Président finlandais Marti Ahtisaari ? Avant même
qu’ils aient débuté, en février 2006, il déclarait qu’il ne voyait pas
d’autre option que l’indépendance du Kosovo. Une approche aussi
partiale a bien entendu radicalisé la position albano-kosovare et ne
pouvait conduire au moindre accord. Seul le dernier round de
pourparlers, dans le courant de 2007, sous les auspices d’une troïka
de médiateurs européen, états-unien et russe, a permis à la Serbie de
proposer différents modèles d’autonomie pour sa province, respectant
au moins formellement son intégrité territoriale. Mais, forte du
soutien indéfectible des États-Unis, Pristina n’était prête à aucun
compromis et ne souhaitait que la fin des négociations.

En Géorgie, des cadres de négociations ont été mis en place après les
conflits du début des années ’90. Pour l’Abkhazie, le processus est
organisé par le « Groupe des amis du Secrétaire général », un groupe
se référant donc explicitement au Secrétaire général de l’ONU. Il est
vrai que, depuis une offensive géorgienne en 2006, les négociations
étaient dans l’impasse, Tbilissi refusant de s’engager à renoncer à
l’usage de la force dans ses relations avec l’Abkhazie. Concernant
l’Ossétie du Sud, une « Commission de contrôle conjoint » est chargée
de trouver une solution au conflit. Supervisée par l’OSCE, son format
est quadripartite (Russie, Ossétie du Nord et du Sud, Géorgie) et elle
est boycottée depuis plusieurs mois par Tbilissi qui s’y estime
minorisée. Jusqu’à la récente offensive géorgienne, du moins, un
processus de négociations, supervisé par l’ONU ou l’OSCE, existait
donc également dans les cas ossète et abkhaze, bien que bloqué,
essentiellement à cause des actions bellicistes et du boycott initiés
par le pouvoir central. Notons que, à l’inverse, depuis juin 1999, la
Serbie a renoncé à toute tentative de récupération du Kosovo par la
voie militaire et qu’elle continue de réclamer la reprise des
négociations sur le statut final de ce territoire.

Résolutions et démocratie ?

Un autre argument « juridique » parfois avancé par les promoteurs du «
Kosovo sui generis » serait que, tous les six mois, le Conseil de
sécurité de l’ONU réaffirme dans une résolution son attachement à
l’intégrité territoriale de la Géorgie, alors qu’il ne l’a plus fait
dans le cas de la Serbie depuis la fameuse résolution 1244 de juin
1999. Mais ils omettent de mentionner que cela se fait dans le cadre
du renouvellement bisannuel du mandat de la mission d’observation de
l’ONU en Abkhazie, alors que le mandat de la mission déployée au
Kosovo (actuellement en forte réduction) est illimité dans le temps.

Enfin, selon ces derniers, la légitimité de l’indépendance du Kosovo
et l’illégitimité de celle des deux entités caucasiennes tiendraient
au fait que les États « démocratiques » ont reconnu l’indépendance de
Pristina, tandis que la Fédération de Russie, un État « autoritaire »,
est pratiquement seule à avoir reconnu l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud
indépendantes. Outre qu’il range des pays comme l’Afghanistan et la
Colombie (ayant reconnu le Kosovo) dans le camp « démocratique », cet
argument est surtout révélateur du fait que le poids diplomatique de
Washington et de ses alliés, notamment au sein de l’OTAN, reste bien
supérieur à celui de Moscou. De toute façon, le nombre d’États ayant
reconnu ces sécessions non autorisées par le Conseil de sécurité reste
bien loin d’atteindre la majorité des membres de l’ONU : sept mois
après sa proclamation, l’indépendance du Kosovo n’était pas reconnue
par les trois-quarts des États de la planète.

La thèse des « bonnes et des mauvaises indépendances » est donc
visiblement basée sur des raisonnements spécieux et des arguments non
fondés. L’indépendance du Kosovo est aussi peu légale, selon le droit
international, que celle de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud. Envers
ces dernières, la Russie n’a fait que reproduire les justifications
occidentales répétées en soutien à Pristina. Comme on le redoutait, la
reconnaissance du Kosovo sert de précédent et rien n’indique que l’on
s’arrêtera là. De la Bolivie au Cachemire, de la Roumanie à la
Belgique, les idées séparatistes ont le vent en poupe et, dans
certains cas, des conflits armés seront impossibles à éviter. La boîte
de Pandore a bel et bien été ouverte. Les effets déstabilisateurs de
la reconnaissance de l’indépendance du Kosovo par les puissances
occidentales ne se limiteront, hélas, ni aux Balkans ni au Caucase.