STEPINAC, SYMBOLE DE LA POLITIQUE À L’EST DU VATICAN

Annie Lacroix-Riz, professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris VII
Publié dans Golias, n° 63, novembre-décembre 1998, p. 52-59


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I. PRÉAMBULE: JEAN-PAUL II ET L’HÉRITAGE ROMAIN, DES JUIFS À LA YOUGOSLAVIE

La presse a fait grand cas des récentes célébrations historiques du Vatican de Jean-Paul II (octobre 1998), de la béatification de Mgr Stepinac à la canonisation d’Édith Stein, peut-être conçue à titre de compensation au caractère provocateur de la première initiative. La seconde ne vaut pourtant pas moins approbation d’une vieille politique que le présent pape incarne aussi nettement que ses prédécesseurs considérés comme les plus « intégristes », de Pie X à Pie XII. Malgré des apparences trompeuses ou par lesquelles des moyens d’information complaisants se sont laissé duper, une série de démarches ont valu ces dernières années consécration d’une politique antisémite romaine dont l’entre-deux-guerres puis la Deuxième Guerre mondiale avaient donné toute la mesure . Plusieurs initiatives de Jean-Paul II attestent qu’il ne renie rien de son auguste prédécesseur et inspirateur Pacelli-Pie XII - sans parler de Pie XI, qui, malgré les légendes tenaces n’assura ni la défense ni la protection des juifs, italiens inclus. Je ne retiendrai que trois éléments de cette continuité dans la récente action du pape en exercice:

1° le brûlot qu’il a entretenu depuis des années sur Auschwitz, avec la tentative de « catholiciser » le lieu le plus symbolique de La destruction des juifs d'Europe : l’affaire, parsemée de provocations diverses, de la création d’un carmel à la plantation de croix avec la bénédiction des évêques - donc du pape -, montre à quel point la Pologne catholique institutionnelle continue à servir une stratégie orientale du Vatican décrite plus loin à propos du cas yougoslave;

2° la « repentance » pontificale alléguée intitulée « Réflexion sur la Shoah » du 16 mars 1998, qui met au compte du « nazisme païen » les abominations du régime hitlérien dont le Saint-Siège reconnut solennellement le caractère catholique en lui octroyant entre autres le « concordat du Reich » de juillet 1933. L’immense cadeau fut apprécié à sa juste valeur par Mussolini, qui déclara le 4 juillet à l’ambassadeur d’Allemagne que Pie XI offrait ainsi à celle-ci « dans la position isolée où [elle] se trouvait actuellement (...) une immense victoire morale » qui permettrait enfin au fascisme de « se rallier l'opinion catholique à travers le monde ». Hitler jugea de même, estimant sobrement, dans son communiqué à la presse du 9 juillet, que cet accord lui donnait « la garantie suffisante que les citoyens allemands de la foi catholique et romaine se mettr[aie]nt désormais sans réserve au service du nouvel État national-socialiste » .

3° le dossier Stein, qui relève de la logique des pontificats de l’ère des persécutions, dont nous bornerons l’examen aux traits fixés dès l’installation au pouvoir des nazis. Le sort vatican des juifs fut en effet scellé alors, qu’ils demeurassent juifs ou qu’il s'agît de juifs qui avaient souhaité ne plus l’être en se convertissant. Le Saint-Siège n’avait rien trouvé à redire à la persécution nazie officialisée par le boycott des magasins juifs du 1er avril 1933 et les violences des SA et SS. Il fit davantage, puisque, selon François Charles-Roux, ambassadeur de France au Vatican de 1932 à 1940, le secrétaire d’État Pacelli veilla en personne aux « ménagements » romains envers Berlin: « les persécutions contre les juifs » ayant provoqué « l'indignation du monde » et avec lui celle de Mgr Verdier, archevêque de Paris, celui-ci adressa une lettre de solidarité au grand rabbin de France. « La publication [en] fut annoncée [en avril?] : elle ne fut pas publiée » . Reste la question du sort des « catholiques non aryens », lot auquel appartenait Édith Stein. Le Vatican ne parla que d’eux, mais fort peu et fort bas. Ce souci exclusif exprimé du bout des lèvres visait à figurer pour l'avenir dans le lot des notes communicables. L’atteste un épisode du feuilleton très long, mais vide de contenu réel, des pseudo-« négociations » et « notes de Pacelli » sur le concordat du Reich de 1933, exemples-types des courriers-paravents sans aucun lien avec la pratique réelle dont la correspondance officielle du Saint-Siège regorge. On y perçoit que le sort des « catholiques non aryens » rejoignit au plus tôt celui des autres « non-aryens ». Le 12 septembre 1933, Pacelli remit à Klee, chargé d'affaires d’Allemagne au Vatican, un « mémorandum en trois points », dont le troisième faisait allusion aux « catholiques d’origine juive », simple élément d’une rubrique intitulée « le renvoi des fonctionnaires catholiques et les catholiques d'origine juive ». Klee lui répliqua sèchement que le point 3 n'avait « rien à voir avec le concordat », « objection qu'il reconnut justifiée », puis ajouta que ce problème était « non pas religieux mais de race »: l’argument suscita la penaude réponse de Pacelli que ce texte « était remis à la demande du pape, qui n'était guidé que par des points de vue religieux et humains ». Poursuivant sa tactique « à la prussienne » , Klee « insista » sur l'engagement que le Vatican avait pris « depuis le début » des négociations-éclair sur le concordat de ne « pas se mêler des affaires politiques intérieures de l’Allemagne », sur la nécessité de rayer la partie juive du point 3 et de « baisser le ton sur le reste »: Pacelli « décid[a alors] de ne pas remettre le mémorandum ». Il adressa à Klee, le soir même, une note conforme à ses exigences et antidatée du 9 septembre (date antérieure d’un jour à la ratification du concordat du Reich, pour laisser croire qu’on continuait à « négocier » sur ce texte en réalité bouclé): elle comptait dix-huit lignes de pleurnicheries et requêtes sur « les fonctionnaires catholiques » dont les déclarations de mars du chancelier « et plus encore (...) la conclusion du Concordat » avaient « rendu possible la coopération pratique au sein du nouvel État »; 5 lignes et demi « pour ajouter un mot pour les catholiques allemands d'origine juive » récente ou lointaine, « et qui pour des raisons connues du gouvernement allemand souffrent également de difficultés économiques et sociales » .

Il reste donc de la canonisation d’une juive qui croyait ne plus l’être à déduire soit que les seuls juifs intéressants sont ceux qui ont cessé de l’être soit qu’un bon juif est un juif mort. Conclusion excessive? On ne risque en tout cas pas cette appréciation quand on aborde l’autre événement de ces dernières semaines, le premier par la chronologie, par son retentissement et par ses liens avec des tensions qui nous ramènent à l’avant 14 et à l’avant 39. Car la béatification de Stepinac consacre la continuité de la politique yougoslave c'est à dire anti-serbe de la Curie, en pleins déchirements balkaniques aux conséquences dramatiques sur le sort, non seulement de la Yougoslavie, mais de l’ensemble de l’Europe - France incluse.
J’ai naguère pour Golias étudié un aspect majeur de la politique à l’Est du Vatican, celui de la Pologne. Que la Pologne fût catholique ne la protégea jamais, en dépit de ses illusions à cet égard, des conséquences dramatiques d’une stratégie austro-vaticane puis germano-vaticane fondée sur l’espoir de domination de l’ensemble de l’Est européen . La politique de la Curie varia peu - jamais sur le fond -, que l’Est européen fût demeuré catholique, comme la Pologne officiellement appréciée mais en réalité détestée, ou qu’il eût échappé à l’influence germano-catholique et fût officiellement voué aux gémonies comme « schismatique ». Pendant des siècles, c’est aux côtés de l’empire apostolique et romain des Habsbourg que le Vatican mena le combat: l’influence autrichienne progressa en Europe, et notamment contre l’empire ottoman, en symbiose avec le catholicisme romain (latin ou uniate). Entre la fin du 19è siècle et celle de la Première Guerre mondiale, le puissant Reich tendit à supplanter pour la même mission l’empire des Habsbourg voué d’abord à l’agonie, puis à la mort. En 1919, dans les cénacles catholiques chapeautés par le grand pourvoyeur allemand des fonds vaticans de guerre (au nom de Berlin même), Erzberger, le chef du parti catholique (le Zentrum), le Vatican accepta définitivement de seconder le Reich dans l’ensemble de l’Europe: non seulement en lui apportant sa précieuse aide catholique pour la récupération de l’Altreich (celui des frontières de 1918) c'est à dire de tous les « territoires allemands provisoirement occupés par les Alliés », Alsace-Lorraine et Pologne incluse; mais aussi pour l’ensemble des « buts de guerre », allant de la saisie de l’héritage de la totalité du vieil empire austro-hongrois mort, à commencer par l’Anschluss, à la pénétration dans la profonde Russie, si riche de ressources .


II. STEPINAC, LE SYMBOLE D’UNE ANTIQUE POLITIQUE ANTI-SERBE 
LA POLITIQUE VATICANE JUSQU'AUX ANNÉES TRENTE


De cette politique à l’Est, la dimension anti-serbe - les Serbes apparaissant comme les principaux ennemis de l’expansion autrichienne - s’imposa avec une continuité totale, sans négliger un seul pontificat, à commencer par celui de Léon XIII, ouvert l’année même de la naissance définitive de la Serbie au congrès de Berlin de 1878. Le « serbisme » haï fut combattu à l’aide de l’élément croate: leur longue catholicisation par les Habsbourg et un analphabétisme général maintenu par l’Église au sein de ces « masses incultes » avaient fait oublier à ces « Slaves catholiques » qu’« un Croate n’est qu’un Serbe catholicisé, rien de plus ». À la veille de la Grande Guerre, cet ensemble compact dans l’empire austro-hongrois - en 1909, 18,9 millions contre 1,9 million de « Slaves orthodoxes », Bosnie-Herzégovine comprise - demeurait, dans sa masse, féal aux Habsbourg . Vienne s’appuya ouvertement dans sa mission anti-serbe sur la Curie et sur ses prélats, en tête desquels figurait Stadler, évêque croate de Sarajevo depuis les années 1890, chef de fait des jésuites voués à la catholicisation des masses, et décrit en ces termes par le consul de France à Sarajevo: « il est devenu en peu de temps un des gros capitalistes de Bosnie-Herzégovine comme il en est aussi un des politiciens les plus actifs. Ses seules préoccupations semblent être de thésauriser et d'autrichianiser » . « Très allemand d'origine et de sentiments », d’une extrême violence , cette brute était un spécialiste de la conversion forcée, dont les épisodes répétés étaient rapportés avec indignation par les diplomates français: les musulmans, population de même souche que tous les Slaves de cet ensemble balkanique, mais constituée des héritiers des propriétaires fonciers qui avaient emprunté à l’ère de la conquête ottomane la religion du vainqueur, et que Vienne s’efforçait de séduire contre les Serbes, se plaignaient à cet égard du prélat presque autant que les Serbes orthodoxes . La ligne Stadler, fixée par Vienne et le Vatican, incarnait la ligne d’expansion du germanisme et du catholicisme contre le slavisme et l’orthodoxie adoptée dans la perspective du règlement de comptes imminent. Le régime impérial, après avoir transformé en arsenal, croatisé et catholicisé en masse, de gré ou de force, la Bosnie-Herzégovine qu’elle dirigeait de fait depuis le congrès de Berlin de 1878, l’annexa enfin en octobre 1908. L’empire réalisait ainsi « ce but [qui] est depuis 30 ans la pensée directrice de [s]a diplomatie [,...] l'annexion de la Serbie », et qui « fera naître forcément, un jour ou l'autre, un conflit armé ». De Fontenay, attaché d’ambassade à Budapest de 1906 à 1914 (après un poste à Belgrade), comprit que derrière « la haine du Serbe (...) chauffée à blanc » par l’empire rival en décomposition et son obsessionnel « projet de réunion », avec « l’appui du Saint-Siège [,...] de la Bosnie-Herzégovine, de la Dalmatie et de la Croatie afin de former un royaume autonome sous la dépendance des Habsbourg» avançait le Reich: « l’Autriche-Hongrie en suivant pareille politique travaille donc, avant tout, pour l’Allemagne, dont l’unité s’étendra et se fortifiera, dont l’influence progressera vers les bords de la Méditerranée tant convoitée ». La poussée autrichienne vers le Sud s’inscrivait dans « le redoutable “Drang nach Osten” (poussée vers l’Est) » qui remettrait à Berlin, à la mort de l’État des Habsbourg, l’héritage balkanique convoité .
Nous avons montré ailleurs à quel point Vienne se réjouit avant l’hallali - le 29 juillet 1914 - de l’humeur « belliqueuse » de Pie X et de son secrétaire d’État Merry del Val, excités par la liquidation imminente de ce « mal qui ronge et pénètre la monarchie jusqu’à la moelle et qui finira par la désagréger » . La haine de la Serbie n’était pas moins recuite chez son successeur (depuis août 1914) Benoît XV, qui, de la guerre à ses lendemains, conduisit contre la Serbie des assauts contre lesquels la seule parade (provisoire) fut la victoire française. Au lendemain de la défaite des deux empires chéris, le mort et le bien vivant, la croisade fut menée avec la Serbie renforcée et devenue « État serbo-croato-slovène » les mêmes armes cléricales, et au bénéfice de deux alliés: l’un, l’italien, ne rêvant que de tailler en pièces la Dalmatie yougoslave, l’autre, moins connu, qui avait repris l’héritage du mort, le Reich. Les Serbes se heurtèrent si directement aux Italiens soutenus en permanence par la Curie qu’ils sous-estimèrent longtemps l’ennemi plus discret, l’allemand, dont on ne perçut concrètement la poussée qu’à partir des années trente. La première phase de la lutte acharnée contre la Yougoslavie fut menée au bénéfice apparent de l’Italie, servie par le solide tandem du Vatican et de l’épiscopat demeuré autrichien en territoire « yougoslave », devenu italien dans toutes les zones arrachées au royaume.
En Yougoslavie même, il ne s'agissait point d’« autonomie » croate ou slovène, mais de sécession, préparée en la compagnie militaire des Italiens, des Hongrois et des Allemands dès le début des années vingt. L’Église catholique assuma avec efficacité pour sa part, dans les régions catholiques héritées par l’alliée serbe de la France, le harcèlement visant la destruction intérieure du nouvel État. Tâche, il est vrai, facilitée par la politique de la dynastie régnante, qui ne régla aucun des problèmes économiques et sociaux des masses paysannes: de celles-ci l’élément catholique demeura donc aisément le jouet, comme naguère, de prélats qui en assuraient le contrôle de la naissance à la mort, en passant par l’école et presque tous les moments de la vie. Pendant plusieurs années la guérilla cléricale fut dirigée par l’ancien « protégé » puis successeur - depuis 1920 - de Stadler, Johannes Saric: ce chef politique des ultras anti-serbes avait été avant 1914 et pendant la guerre comme son maître « l’instrument en Bosnie [de...] la Cour de Vienne [qui] dressait les catholiques et les musulmans contre les orthodoxes » en vue d'aggraver « la désunion » propice à ses intérêts. « Député au Sabor de Bosnie avant la guerre », il avait mené, pendant, une violente action anti-serbe, et à son terme troqua brutalement le loyalisme autrichien contre « l'influence du Quirinal ». Aussitôt nommé, il s'autoproclama chef des Croates et des Slovènes contre les Serbes, et pratiqua dès les années vingt la provocation permanente, en un style éclairé par « son journal Istina » au « ton extrêmement violent » .
La politique italienne de conquête ou de grignotage de territoires dalmates yougoslaves - symbolisée notamment par le cas de Rieka-Fiume puis par les cessions du traité de Rapallo de novembre 1920 - fut servie dès lors autant par les prélats particulièrement brutaux contre tous les Slaves que par la police (de l’État fasciste depuis octobre 1922, après avoir été fasciste de fait en ces lieux avant cette date): le « Vénitien » Mgr Santin, originaire de Rovigno, sur la côte sud de l'Istrie, nommé en décembre 1922 dans le diocèse de Rieka (devenu Fiume), et Mgr Radossi (Radoslavic italianisé) dans celui de Pola et Porec (devenu Porenzo) « se distinguèrent dès leur arrivée par leur acharnement contre les Slaves, interdisant l’usage du croate dans les sermons, au catéchisme, dans les prières et même au confessionnal, supprimant l’enseignement des langues slaves au petit séminaire, faisant punir les élèves s’entretenant dans leur langue maternelle, envoyant le plus possible d’entre eux se former en Italie et, semble-t-il, dénonçant même à la police des religieux, des prêtres et des fidèles qui s'opposaient à la dénationalisation des Slaves » . Cette politique de force suscita des haines aussi fortes du côté slovène et croate que du côté serbe, ce qui risquait de souder contre les intérêts conjugués de la Curie et de l’État italien l’ensemble des populations yougoslaves. Jugeant ce « nationalisme » du bas clergé mortel pour les intérêts italiens, le Saint-Siège se débarrassa dès l'été 1920 des « curés croato-slovènes les plus militants, pour les remplacer par des religieux choisis dans un ordre international » : celui des franciscains en particulier, qui s’était partagé avec les jésuites la catholicisation des zones croates ou croatisées avant 1914. Cet ordre pivot d’une Église « fanatique » d’Inquisition, naguère au service, comme les jésuites rivaux, de l’expansion anti-serbe autrichienne, allait ainsi régner presque sans partage sur les régions catholiques, la Slovénie, la Croatie (dalmate ou non) et la Bosnie, y compris chez les curés de paroisse: au début des années 40, les franciscains représentaient en Croatie un tiers des prêtres eux-mêmes, et « les quatre cinquièmes des religieux du pays ». Cette tutelle aurait, compte tenu des « traditions spécialement violentes de leur résistance séculaire contre les Turcs et les orthodoxes, surtout en Bosnie » , des conséquences mortelles à partir d’avril 1941 pour les Serbes et les juifs de Yougoslavie.

STEPINAC, L’INCARNATION D’UNE POLITIQUE ALLEMANDE

Comme en tout point européen, au début des années trente, Berlin obtint de la Curie un soutien plus résolu, qui lui imposa d’opter parfois clairement entre les intérêts italiens et allemands. Ce soutien fut affiché par l’article 29 du fameux concordat du Reich, dont von Papen dit à Hitler les 2 et 14 juillet 1933 qu’il lui semblait un des plus importants de ce pacte: il « garantissait la protection des minorités allemandes » en reconnaissant leur droit à l’usage de la langue allemande dans le culte et autres activités, et améliorait encore cette « concession » par « le protocole additionnel final » qui garantissait le respect de ce droit dans les futurs concordats que le Vatican signerait avec les autres États étrangers: « c’est la première fois », s’enflamma-t-il, « que le Saint-Siège a affirmé son soutien (...) sous cette forme » . Bien qu’il y eût peu de « minorités allemandes » en Yougoslavie, le Vatican y agit comme dans les Sudètes. Le harcèlement « italien » ne disparut pas à l’ère hitlérienne, mais en Yougoslavie, le Reich fut plus qu’avant maître du jeu dès les premiers mois de 1933.
La Curie n’avait jamais négligé, dans la Yougoslavie maintenue, la carte germanique, représentée notamment par des prélats autrichiens ou allemands, parmi lesquels l’archevêque de Zagreb, l’Allemand Bauer. Il était, comme Saric, l’animateur de la guérilla conduite contre la dynastie, bien que le roi Alexandre crût sottement que sa dictature (depuis 1929) caractérisée par un solide antibolchevisme lui assurerait le soutien d’un épiscopat soucieux de stabilité politique et de conservation sociale. Les diplomates français avaient accordé en 1933 - année ouvrant la voie à un cortège d’avanies pour les « États successeurs » - grande importance à ce chef des pèlerinages croates: le 24 mai, Bauer dirigea un pèlerinage de 500 Croates et cinq évêques qui donna à Pie XI l’occasion de bafouer la Yougoslavie et d’honorer ses « bons fils de la Croatie », « notre chère Croatie » qui comptait parmi « les régions les plus éprouvées et qui souffrent le plus » : un des scandales de 1933 qui en compta une série et où le vieil archevêque allemand joua un rôle éminent. Mais l’attention du Quai d'Orsay fut vite attirée par un personnage devenu son adjoint depuis 1931, un certain Stepinac, tard venu à l’état ecclésiastique. Et qui ne vint pas au monde politique, comme semblent le croire tous les journalistes et publicistes français qui se sont récemment exprimés, en avril 1941 .
Ce Croate, fils d'un gros propriétaire foncier né en 1898 à Krasic près de Zagreb, fut, au contraire de ce que suggérait son autobiographie avantageuse et lacunaire largement diffusée à l’époque de sa nomination de coadjuteur de 1934, lié au séparatisme croate dès son arrivée, précoce, à la vie politique. Prisonnier de guerre austro-hongrois sur le front italien, il se fit passer pour un Croate rallié au « comité yougoslave (...) pour se faire engager dans le camp des officiers serbes » en Italie puis sur le front de Salonique, moyen de fournir des renseignements sur l’ennemi. Sa biographie officielle, qui présenta cette affaire en termes très « yougoslaves », est quasi muette sur ses activités entre la fin de la guerre et 1924 (retour à Krasic pour gérer une des importantes propriétés de son père, à Kamenarevo, études agronomiques inachevées ou au grand séminaire de Zagreb). Mais la diplomatie française savait que ce dirigeant des Jeunesses catholiques participa au Congrès international de Brno en 1922, où il « porta le grand drapeau croate à la tête d'[une] délégation croate » de 1 500 personnes. En 1924, ce protégé des jésuites entra pour sept ans au Germanicum - institut allemand de Rome qui, avec l’ordre et son chef, l’austro-« polonais » Ledochowski, servit au premier plan la réalisation de l’Anschluss de 1918 à 1938, et plus largement de reconquête « catholique » de l’Est européen que nous avons mentionnée plus haut . Devenu prêtre en octobre 1930, puis docteur en théologie à la Grégorienne, en juillet 1931, Stepinac fut nommé aussitôt après, à son retour de Rome, maître de cérémonies de Bauer, puis en mai 1934 son coadjuteur . À peine nommé, cet ennemi de la Yougoslavie, dont « la forte personnalité tend[ait...] à prendre le pas sur celle du vieux prélat », orchestra l’agitation sécessionniste croate avec une vigueur qui frappa tous les observateurs. Il fut notamment l’un des deux organisateurs d’une émeute, durement réprimée assurément, des « paysans catholiques » littéralement jetés contre la police serbe pour préparer les élections fixées au 5 mai 1935 . Lié au sécessionnisme de Macek et des oustachis d’Ante Pavelic, il anima, outre la guérilla préélectorale, l’agitation tous azimuts sur le « concordat » (avorté). Cette furie quotidienne acheva la désintégration de la Yougoslavie dans les trois années qui suivirent l’assassinat à Marseille du roi Alexandre, en octobre 1934, aux côtés de Barthou, ministre français des Affaires étrangères, par un complice de Pavelic. Assassinat perpétré avec la complicité de l’Italie fasciste et de l’Allemagne nazie; liquidation aussi des tentatives de Barthou d’une « politique de revers » française contre la poussée du Reich, qui réjouit tous les ennemis de la Yougoslavie, Curie en tête, représentée sur place par un nonce sur lequel la correspondance du Quai d'Orsay est féroce, Pellegrinetti. L’épiscopat ne parvint pas même à faire semblant de déplorer la mort du roi serbe haï: « le clergé croate », Bauer et Stepinac en tête, manifesta « un certain défaut de chaleur dans l'expression des sentiments », selon l’euphémisme de Charles-Roux .
À la mort de Bauer le 7 décembre 1937, le secrétaire d’État Pacelli, futur Pie XII, promut une fois de plus cet agent des Allemands, le préférant à l’autre « ennemi acharné des Serbes », l’oustachi Saric. Ayant cru enfin arrivée son heure quand on avait parlé au début de 1934 d’un successeur pour le vieux Bauer, l’instrument « anti-serbe (...) de Rome [sous] l'influence du Quirinal aussi bien que (...) du Vatican » était jugé trop « italien » bien qu’il eût rendu au Germanicum, notamment à l’automne 1932, les visites d’un prélat germanophile . C’est donc le germanisé Stepinac qui fut choisi et qui, aussitôt nommé président de la conférence épiscopale, dirigea officiellement la sécession de la « gens croatica » (« nation croate »). Pacelli devenu Pie XII depuis mars 1939 lui apporta sa caution officielle en bénissant, sans prononcer le mot de Yougoslavie, un pèlerinage mené par Stepinac le 14 novembre: il y célébra « notre peuple croate » et dit « tout ce que [devait] faire ce peuple » auquel étaient « ouvertes les voies lui assurant la liberté de sa voie nationale », sous la houlette de Macek, qualifié de « dux populi Croatici » (chef du peuple croate). La Yougoslavie agonisait de l’intérieur, comme l’attesta le silence de la presse serbe, muselée par les dirigeants d’un État déliquescent et gagné à la capitulation . Comme l’avait montré aussi l’octroi à la Croatie d’une « autonomie » qui fit de Stepinac le « Gouverneur de Zagreb »: il passait à ce poste en janvier 1939 pour le symbole d’une « influence hitlérienne » qui avait triomphé en Croatie dès l’installation du gouvernement hitlérien (la littérature croate aussi antisémite qu’anti-serbe provenait en large masse de Berlin, comme l’évidence s’en imposa dès les premiers mois de 1933) . Au tournant de 1939, Stepinac exulta devant Gueyraud, consul de France à Zagreb, sur l’imminence de la destruction de la Yougoslavie: il se déclara partisan de « la constitution d'un État croate autonome ou indépendant », mais dit « accepter, en cas de nécessité, une autre formule d'association avec la Hongrie ou l'Italie. “Tout, a-t-il dit, plutôt que de vivre avec les Serbes!” » . Il omit alors (devant un Français) le morceau essentiel - allemand - de cette « association » qui lui apporta l’invasion de l’Axe et la fondation de « l’État indépendant de Croatie » de Pavelic en avril 1941.
La thèse, très en vogue sous nos cieux, des douceurs de ce membre du Parlement oustachi pour les martyrs juifs, serbes, tsiganes, slovènes, croates dissidents et de ses condamnations de l’État croate repose sur: 1° les travaux hagiographiques de Stella Alexander, qui ne dispose que d’une source originale, Katolicki List, journal de l'archevêché: toutes les citations qu’elle en fournit ne révèlent que des signes d’adhésion au régime: tous les documents de défense qu’elle présente sont de seconde main ; 2° des hagiographies romaines et « révélations » de Guerre froide de l’Osservatore Romano qui suscitèrent en janvier 1951 l’ironie de l’ambassadeur de France Wladimir d’Ormesson à l’ère où Stepinac était érigé en martyr des bourreaux communistes de Tito: « on peut s'étonner » que le quotidien du Vatican « n’ait pas donné plus tôt une large publicité » à ces informations sur la thèse d’un Stepinac résistant de la première heure à Pavelic .
Les sources originales décrivent à l’inverse ce que l’écrivain catholique italien Falconi appelait en 1965, fonds de l’État croate à l’appui, « hideux mélange de boucheries et de fêtes» . Les franciscains, dont Stepinac était le chef sur place, y participèrent à la masse, à la hache et au poignard avec un allant inédit en notre siècle: destruction des bâtiments des cultes « ennemis », tortures, assassinats en masse de Serbes, juifs et tsiganes, dans les villages (dont celui de Glina en mai 1941: 2 000 morts dans la nuit, hommes, femmes et enfants, pillés ensuite) et les camps de concentration (tel l’abominable camp de Jasenovac, ouvert dès mai 1941), lutte contre la résistance, etc. L’Américain Biddle, ministre auprès du gouvernement yougoslave en exil, évalua en septembre 1942 les seuls « atroces massacres de Serbes », poursuivis alors « avec frénésie », à « 600 000 hommes, femmes et enfants » . Les archives oustachies furent à l’époque de la déroute, regroupées, symbole d’une exceptionnelle fusion de l'Église et de l'État, dans le palais de Stepinac. Le régime yougoslave nouveau n’y découvrit en 1945 « aucun document protestant contre les crimes commis en Croatie par les Oustachis et les Allemands »; mais quantité de photos de l’archevêque, faisant à travers la contrée le salut oustachi (bras levé) auprès des hauts fonctionnaires; et des textes, telle sa circulaire du 28 avril 1941 aux évêques glorifiant « l’État croate ressuscité » et « le chef de l’État croate », et ordonnant un « Te Deum solennel dans toutes les églises paroissiales ». Comme Saric et bien d’autres en Yougoslavie, Stepinac pilla aussi biens juifs (fait clérical retrouvé dans l’ensemble de l’Europe orientale catholique, Slovaquie en tête) - et serbes, avec l’aval écrit (en latin) du Saint-Siège, via son légat Marcone les 9 décembre 1941 et 23 décembre 1943 (et fut convaincu par ses héritiers d’avoir détourné les biens de Bauer, de « plusieurs dizaines de millions de dinars »).
Stepinac fut aussi l’exécutant du décret « oustachi » du 3 mai 1941 de « conversion forcée » des orthodoxes, intelligentsia exclue car considérée comme irrécupérable: ce retour à « l'Inquisition espagnole » donnait aux Serbes non massacrés d'emblée le « choix » (qu’Henri Tincq déclarait « musclé » dans son article du Monde du 1er octobre 1998) entre adhésion immédiate au catholicisme et mort. Ce texte non étatique mais vatican fut contresigné, en tant que secrétaire de la Congrégation de l’Orientale, par le cardinal français Tisserant. « Contre son gré », insista Belgrade tout en le révélant en 1952, au cours d’une année particulièrement riche en provocations vaticanes, dans un Livre Blanc sur les relations Vatican-« État indépendant de Croatie » puisé au « journal » de l’archevêque et aux archives oustachies. Tisserant, juge impitoyable en privé du régime de Pavelic (comme le précise le Livre blanc), confirma l’information à l’attaché français à Rome de Margerie .
Les monastères-arsenaux des franciscains, dont certains furent arrêtés armes à la main en 1945, s’étaient depuis la certitude de la défaite mués en receleurs de trésors et de criminels de guerre en instance de départ pour l’Ouest. Dans leur couvent du Kaptol, à Zagreb, on trouva au début 1946 le trésor oustachi, contenant bijoux, or, dents en or scellées à des mâchoires, bagues sur des doigts coupés, etc., arrachés aux orthodoxes et juifs assassinés; un PV d'emballage rédigé pour chaque caisse attestait la présence de fonctionnaires à chaque opération. La masse de la correspondance est telle sur les horreurs accumulées par « l'occupant et (...) les Oustachis [, avec lesquels] beaucoup de (...) chefs [musulmans] ont collaboré » que je renvoie le lecteur, pour les sources, à mon ouvrage sur le Vatican. L’Église catholique yougoslave s’était « compromise à tel point qu'il serait possible de dresser contre elle un réquisitoire en n'invoquant que des témoignages religieux », résuma en août 1947 Guy Radenac, consul de France à Zagreb, qui en entendait encore de nouveaux, racontés par des clercs français en poste pendant l’occupation allemande .
Resté à Zagreb, Stepinac organisa la fuite des bourreaux, clercs (tel Saric) ou non (tel Pavelic), sur mandat du Vatican, avec les fonds alloués par les États-Unis à un recyclage jugé nécessaire à leurs intérêts dans la zone adriatique et ne relevant pas, comme on le croit volontiers, de la seule lutte idéologique dite de « Guerre froide ». Zagreb fut un pivot des Rat Lines décrits par le renseignement américain: 30 000 criminels croates s’échappèrent par la filière du père Draganovic, secrétaire de Saric et familier de guerre de Maglione (secrétaire d’État mort en 1944), Montini (futur Paul VI) et Pie XII. Ils étaient regroupés par l’archevêché de Zagreb, les couvents et autres institutions croates (dont la Croix-Rouge) de « croisés » sous la tutelle de Stepinac; ils gagnaient ensuite l’Autriche, accueillis par le haut-clergé autrichien et la « mission pontificale » de Salzbourg; puis rejoignaient Rome, étape souvent avant le départ depuis Gênes, aidés par la Curie, l'archevêque de Gênes, « la police italienne » et des chefs de la Démocratie chrétienne (tel de Gasperi). Selon Radenac, « les milieux oustachis de Zagreb » diffusaient encore en 1947 les adresses connues des couvents accueillant les fugitifs, pris en charge par des bourses de l’association catholique « Pax romana »; lui-même en connaissait « de source directe » maint cas. En Yougoslavie même, l’association catholique Caritas subventionnait les secours aux familles d'émigrés et d'oustachis terroristes restés fort actifs sur place .
Ce qui précède rend étonnante l’indulgence infinie de Tito pour le prélat, dont il ne voulait pas faire un martyr. Car Stepinac conduisit contre le régime - ou plutôt, comme naguère, contre l’existence même de la Yougoslavie ressurgie de l’incendie - une guérilla sans répit. Elle est bien reflétée par la lettre pastorale issue de la conférence épiscopale de Zagreb, le 20 septembre 1945, qui exigeait pour l'Eglise une totale liberté en tout domaine, école incluse, pestait contre la laïcité infâme et stigmatisait l'expropriation et l'exécution de 243 prêtres convaincus de collaboration. Elle fut menée non plus en compagnie des Allemands mais des Américains - notamment du « régent de la nonciature » Hurley, arrivé en février 1946 à Belgrade, et porte-parole de ce qu’on appelait aux États-Unis mêmes pendant la Guerre froide « le lobby Stepinac de Spellman ». Elle atteignit une telle intensité que Tito ne cessa de demander au Vatican son départ pour n’avoir pas à sévir. Il ne put obtenir d’Hurley, qui participait en personne à la mise en ébullition des masses catholiques, l’éloignement de « cet évêque encombrant », qui couvrait « les attentats ou coups de force » surgis « ici et là » et « des manifestations [à...] allure politico-religieuse » . Ce veto motiva sa décision du fameux procès pour collaboration, ouvert le 10 août 1946, contre 16 accusés dont 9 franciscains, auxquels fut à la mi-septembre joint Stepinac. Ses subordonnés profitèrent de l’occasion pour conter tout ou presque de ses oeuvres depuis l’avant-guerre. La presse occidentale, américaine en tête - la France ne fut pas la dernière - , ne cessa dès lors de s’indigner du « martyre » de cet « innocent », condamné le 11 octobre à 16 ans de travaux forcés. La sentence fut comprise partout, Vatican inclus, comme visant à ménager un compromis (chacun ayant attendu la mort); elle ne fut d'ailleurs « jamais appliquée » jusqu'à la libération de Stepinac début décembre 1951 - « geste (...) dicté sous la pression de l'opinion américaine » .
J’ai expliqué ailleurs avec plus de précision pourquoi le problème était insoluble, la Curie menant après 1945 la même guerre contre la Yougoslavie, désormais « communiste », qu’elle avait conduite du temps de la dynastie serbe des Karageorgevic, et avec les mêmes prélats catholiques qui, à travers le territoire yougoslave, contestaient ouvertement le tracé de ses frontières. Les diplomates français fulminèrent parfois, en pleine guerre froide, de les voir agiter le pays avec la même arrogance que vingt ans auparavant, tels Mgrs Santin et Radossi: « On est étonné de la responsabilité prise par le Vatican en laissant des agents italiens à la tête du diocèse d'Istrie et on est non moins surpris de voir l'armée yougoslave les supportant patiemment au lieu de les chasser à coups de botte comme les carabiniers leurs prédécesseurs », commenta Radenac, consul à Zagreb en octobre 1947 . Les archives que j’ai consultées mettent, comme dans la première décennie du premier après-guerre, l’accent sur la dimension italienne de cette politique de harcèlement de l’État yougoslave. Belgrade ne pratiqua à aucun moment de politique de persécution contre l’Église catholique, et, comme le régime précédent, fit parfois preuve d’un sens du compromis aiguisé (depuis la rupture avec Staline de 1948) par les nécessités de son alliance avec les États-Unis et ses besoins de crédits américains.
Malgré des apparences pesantes, le problème ne relevait pas de la Guerre froide, pas plus que le caractère ultra-réactionnaire du régime serbe des années trente n’avait arrêté la main des sicaires. Trieste, acquise à l’Italie (origine de débordements d’enthousiasme de Pie XII) le 8 octobre 1953 et le souci d’élargir les frontières italiennes expliquaient comme naguère la frénésie de la politique romaine anti-yougoslave. Elle culmina au tournant de 1952 par la promotion de Stepinac à la pourpre cardinalice, injure insigne à la « Serbie, où le souvenir du comportement des Croates a laissé de profondes et durables blessures » . L’ambassadeur de France à Belgrade Philippe Baudet, comme tous ses collègues confrontés à la question, avait admis en juillet 1951 que le veto du Vatican contre le compromis sans trêve sollicité par Belgrade - la demande de libération de Stepinac en échange d’un exil romain - donnait « un fond de vérité » à l’argumentaire yougoslave d’une coalition Stepinac-Pie XII-la Curie « dans la main des Germano-Italiens » et de Pavelic: Stepinac « leur est plus utile en prison », sa libération « affaiblirait le bloc chauviniste italien anti-yougoslave, puisqu’elle le priverait d’une de ses sources de propagande » . Libéré, on l’a dit, dès 1951, Stepinac fut laissé sur place pour transformer son village de Krasic en « lieu de pèlerinage » et entretenir à loisir la flamme .
La fin des années cinquante commença cependant à laisser percevoir la deuxième phase, comme après l’autre guerre, d’une politique vaticane dont Stepinac, aussi coopératif fût-il, n’avait été qu’un pion en Yougoslavie: celle du service au Reich. La nomination, dès 1955, d’Allemands comme délégués apostoliques sous le prétexte « que la majorité des membres du clergé et des fidèles catholiques yougoslaves parlent allemand » rappela l’entre-deux-guerres. La suite des événements confirme que cette alliance allemande l’emporta de façon décisive dans les décennies suivantes: elle aboutit à l’éclatement de la Yougoslavie dès le début des années 1990, salué officiellement par le tandem germano-vatican, soutien et avocat de la sécession croate. « L’élévation à la dignité de Cardinal de Mgr Stepinac » qui choquait l’ambassadeur Baudet en décembre 1952 préparait les grandes festivités sur l’acquisition de Trieste à l’Italie - cadeau américain qui ulcéra également ce diplomate sans que Paris trouvât le courage politique de le proclamer . Au terme des deux décennies qui ont achevé d’ériger en allié privilégié de l’Allemagne un pape « polonais » au sens où l’entendait Pie XII, artisan initial de son ascension cracovienne, que prépare la canonisation d’un des plus grands criminels de guerre cléricaux de la Deuxième Guerre mondiale? La question soulève une interrogation plus générale. Si on la compare aux sources originales, l’« information » dont dispose aujourd'hui la population française est le fruit d’une véritable entreprise d’intoxication, centrée en octobre 1998 sur le « martyr » Stepinac. La mise en cause du droit réel à l’information s’est accompagnée d’une effarante désinformation sur les problèmes balkaniques, chape de plomb dont on aimerait connaître les raisons profondes. Jusqu’à quand sera-t-il de fait interdit d’éclairer à titre autrement que confidentiel les liens entre les misères balkaniques du temps et la puissance grandissante de l’Allemagne réunifiée ?