30 juin 2011



Vingt ans après le début des guerres yougoslaves, où en sont les États issus de l’ancienne fédération socialiste, notamment au niveau de ce qu’il est convenu d’appeler leur « intégration euro-atlantique » ?



Le 25 juin 1991, la Slovénie et la Croatie proclamaient unilatéralement leur indépendance, provoquant une riposte de l’Armée populaire yougoslave (JNA) qui tentait, dès le lendemain, de reprendre le contrôle des frontières extérieures de la fédération. Côté tant slovène que croate, des unités de défense territoriale et de police, ainsi que des milices acquises aux gouvernements nationalistes de ces deux républiques, ouvraient le feu sur les soldats de la JNA. 

En Slovénie, la guerre s’acheva rapidement, le 7 juillet, par la signature de l'accord de Brioni, par lequel Belgrade renonçait de facto à exercer tout contrôle sur l’entité la plus septentrionale de la fédération. Le conflit a coûté la vie à une centaine de personnes, surtout des soldats yougoslaves, sommairement exécutés après leur reddition ou brûlés vifs dans leurs tanks. 

Ensuite, la Slovénie, république la plus prospère de Yougoslavie, s’est tournée vers l’Occident, adoptant les réformes de marché prescrites, et a adhéré à l’OTAN en 2004 et à l’Union européenne (UE) en 2007. Dotée d’une population ethniquement slovène à plus de 90 %, elle n’a pas connu les troubles qui ont ravagé les autres républiques ex-yougoslaves, bien que plusieurs dizaines de milliers de citoyens qui en étaient originaires aient été expulsés ou « effacés » des registres, privés de papiers, et donc de travail, de pension, d’enseignement… Pas plus que dans les États baltes, où des centaines de milliers de russophones ont connu, ou connaissent, un semblable « effacement », la plupart des associations de défense des droits de l’homme ne se sont guère émues de cette situation qui n’a été que partiellement réglée suite à de discrètes pressions de l’UE.

En Croatie, les événements prirent un tour bien différent. En cause, essentiellement la présence d’une minorité serbe consistante (environ 12 % de la population), vivant surtout dans les confins ruraux de la république (Krajina, Slavonie…). Tentant au départ de jouer à l’arbitre dans les escarmouches entre milices croates et serbes, la JNA – désertée par ses éléments slovènes et croates – prit progressivement le parti d’une population serbe, inquiète de sa radiation dans la nouvelle constitution croate (l’ancienne faisait des Serbes de Croatie et des Croates les deux « peuples constitutifs » de la république) et de l’adoption par Zagreb de symboles (monnaie, drapeau…) datant de l’ère oustachie. La violence culmina avec le siège, puis la prise, de la ville de Vukovar par la JNA et les milices serbes. On apprendra plus tard que la ville, à la frontière avec la Serbie, avait été sciemment abandonnée par le Président Tudjman, désireux d’en faire un symbole de la « barbarie serbo-bolchévique ». 

Après un cessez-le-feu et la reconnaissance de l’indépendance des deux républiques sécessionnistes par l’Allemagne et le Vatican, puis par les autres Etats de ce qui était encore la Communauté économique européenne, une force des Nations Unies s’interposa entre les lignes serbes et croates à partir du printemps 1992. Entérinant ainsi la sécession croate, Belgrade créait, en avril 1992, une nouvelle fédération n’englobant plus que la Serbie et le Monténégro et retirait son armée de Croatie, puis de Bosnie-Herzégovine. Le front fut gelé pendant quelques années, avec un quart du territoire sous contrôle serbe, jusqu’à ce que la Croatie acquière d’abondants armements et de précieux soutiens militaires, en dépit d’un embargo sur les armes imposé à toute l’ex-Yougoslavie par l’ONU dès septembre 1991. C’est ainsi que, en plus d’une bonne partie de l’arsenal de l’ex-RDA, livrée gracieusement par le puissant allié allemand, Zagreb se tourna vers la Pentagone qui y déploya la Military Professional Resources Inc. (MPRI), une firme officiellement privée employant de hauts officiers U.S. à la retraite. Avec l’aide de la CIA, elle planifia les deux « blitzkrieg » de mai et d’août 1995, qui balayèrent les principaux bastions serbes et provoquèrent l’exode de plus d’un quart de million de personnes vers la Serbie et la Bosnie. Avec les victimes de ces opérations et l’assassinat de plus d’un millier de vieillards et de handicapés serbes n’ayant pu ou voulu prendre la fuite, on évalue entre dix et quinze mille le nombre total de morts causé par la guerre en Croatie. 

Le pays ne s’est pas remis de ce nettoyage ethnique massif puisque, actuellement, la population serbe n’y dépasse guère les 3 %. Celle-ci a dû se sentir quelque peu réconfortée par la première condamnation de responsables de l’opération « Tempête » d’août 1995, en l’occurrence les généraux Gotovina et Markac, condamnés respectivement à 24 et 18 ans de prison par le Tribunal de La Haye (TPIY) en avril 2011. Peu de choses, sans doute, par rapport aux millénaires de prison que devront purger plusieurs dizaines de responsables et d’exécutants du massacre de Srebrenica, condamnés par le même Tribunal, ainsi que par des cours de Bosnie-Herzégovine, de Serbie et d’autres pays. Est-il utile de préciser que la complicité des Etats-Unis dans le nettoyage de la Krajina a été soigneusement mise sous le tapis par le TPIY, après que Gotovina ait été convaincu qu’il ne serait pas opportun de l’invoquer pour sa défense ? Mais il n’est pas impossible que le général, déçu par la lourdeur de sa sentence, change de tactique durant la procédure d’appel qui devrait bientôt s’enclencher. 

Quoi qu’il en soit, après une période de transition durant laquelle dut s’effacer le dernier fief serbe en Slavonie orientale, la Croatie a récupéré l’intégralité de son territoire en 1998. Sur le plan économique, les biens publics ont été sauvagement privatisés, et souvent accaparés par le clan Tudjman, condition pour qu’elle acquière le statut de « candidat » à l’UE en 2004. Bloquée par la Slovénie pendant quelques années à cause d’une dispute sur le tracé de leurs frontières communes, son adhésion au club européen vient d’être programmée pour 2013 par la Commission, en dépit d’une population devenue particulièrement « eurosceptique » et qui devrait se prononcer par référendum. Entre-temps, la Croatie a été un deux bénéficiaires, avec l’Albanie, du dernier élargissement de l’OTAN en 2009.

La guerre éclata au début avril 1992 en Bosnie-Herzégovine. La dernière étincelle à enflammer la poudre fut le référendum sur l’indépendance, tenu un mois avant la guerre sous la pression de l’UE. Dans une république où toutes les décisions avaient toujours été prises avec l'assentiment consensuel des responsables de ses trois communautés constitutives – Serbes, Croates et Musulmans (1) –, la polarisation ethnique atteignit son paroxysme lorsque la population fut sommée de déclarer si elle souhaitait ou non se détacher d’une Yougoslavie en pleine décomposition. Au-delà des clivages politiques apparus dans une région qui venait d’accéder au multipartisme, Musulmans et Croates optèrent pour l’indépendance, tandis que les Serbes boycottèrent le scrutin. 

Au cours des mois précédant la guerre, trois séries de négociations entre responsables politiques bosniaques avaient pourtant failli aboutir à un accord permettant de sauvegarder la paix entre les communautés, dans le cadre yougoslave d’abord, puis dans celui d’une entité indépendante mais décentralisée. A chaque fois, Alija Izetbegovic, membre musulman de la Présidence tripartite, avait refusé de ratifier un accord conclu ou était revenu sur sa signature. A chaque fois, il avait semblé agir sous l’influence de diplomates des États-Unis. Trois ans et demi et cent mille morts plus tard, l’accord de paix de Dayton entérinait une division du pays plus nette que celle envisagée avant la guerre. Mais, dans l'intervalle, l’OTAN avait pu faire étalage de sa force en Bosnie, et avait ainsi survécu à la Guerre froide. De plus, après avoir été pris de court par les sécessions croate et slovène, les États-Unis avaient montré que ni l'ONU, ni l'UE – qui, pendant la guerre, avaient multiplié les tentatives de médiation et de plans de paix – n'étaient capables de gérer les Balkans sans leur implication directe. Car c'est bien dans l'Ohio, à 8.000 km de Sarajevo, que se trouve la base de Dayton…

De même, la sanglante guerre qui opposa Croates et Musulmans en Herzégovine et en Bosnie centrale fut arrêtée par un accord signé à Washington le 1er mars 1994. L'Herceg Bosna, entité croate créée dans le sud du pays, était officiellement abolie et les deux parties étaient réunies dans une «  Fédération ». A l'exception d'une guerre inter-musulmane – ignorée par les médias – dans le nord-ouest de la Bosnie, les forces théoriquement « fédérées » pouvaient concentrer leur énergie sur l'ennemi commun serbe. L’armée du général Mladic, après avoir connu une nette supériorité militaire initiale grâce à l'accaparement de la majorité des armements terrestres de la JNA (qui avait quitté la république dès le deuxième mois de guerre) dut faire faire face à un adversaire de mieux en mieux armé grâce à des livraisons massives en provenance de Turquie, d'Iran et de nombreux autres pays, et la complicité active des navires de l'OTAN qui appliquaient à leur manière l'embargo de l'ONU.

A une époque où nombreux considéraient l'OTAN comme une organisation obsolète appelée à connaître le même sort que son homologue basé à Varsovie, la guerre de Bosnie permit à l'organisation atlantique de se trouver un nouvel ennemi et une nouvelle raison d'être. Mandatée par l’ONU pour faire respecter une « no fly zone » au-dessus de la Bosnie, elle effectua la première action armée de son histoire le 28 février 1994 en abattant quatre avions de combat serbes. Ses interventions allèrent en crescendo jusqu'au bombardement massif d'objectifs militaires et civils en août et septembre 1995. Intervenant six semaines après le massacre, bien réel, de prisonniers musulmans capturés à Srebrenica et deux jours après un attentat au marché de Sarajevo, vraisemblablement monté par les autorités locales, ces trois semaines de bombardement de l'OTAN entraînèrent un retournement radical de la situation. Alors que Milosevic, président de Serbie, ordonnait à l’armée yougoslave de rester de marbre, comme un mois plus tôt en Croatie lors de l'opération « Tempête », les forces coalisées de la « Fédération » croato-musulmane et de Croatie s'emparaient d'un tiers du territoire de l'entité serbe, la Republika Srpska, proclamée en janvier 1992 et forgée à la faveur des combats.

A peu de choses près, l'accord de Dayton, avalisé par les présidents Tudjman et Milosevic, entérinait ce nouveau découpage territorial. Si les Musulmans devaient renoncer à Srebrenica et d'autres localités de l'est de la Bosnie, de vastes régions de l'ouest du pays, autrefois essentiellement peuplées de Serbes, passaient dans l'escarcelle de la « Fédération », comme la plupart des grandes villes, dont le caractère multiethnique semble s’être définitivement effacé. 

Seize ans plus tard, la Bosnie-Herzégovine vit en paix et dans une relative sécurité, mais la majorité des déplacés et réfugiés ne sont pas rentrés chez eux. Les tensions qui étaient à l'origine de la guerre – centralisme des Musulmans majoritaires et tendances autonomistes des deux autres communautés – sont plus vives que jamais. Dans un Etat dirigé par un « Haut représentant », nommé par l'UE et doté de pouvoir quasi-dictatoriaux, la Republika Srpska a tendance à se rebiffer de plus en plus. Les Serbes critiquent en particulier une justice, aux mains des institutions centrales, qui n'a jamais jugé le moindre crime de guerre dont a été victime un des leurs. Un référendum, contestant ces institutions, a été convoqué, puis annulé de justesse sous la pression de l’UE, qui s’est peut-être souvenue que le référendum qu’elle avait exigé seize ans plus tôt avait plongé le pays dans la guerre. Les Croates, noyés dans une « Fédération » croato-musulmane où ils pèsent de moins en moins, se considèrent comme les grands perdants de Dayton. En effet, alors qu’ils ont connu, en proportion, la part la plus faible de victimes de guerre, près de la moitié de leur population a quitté le pays depuis, émigrant généralement en Croatie. Leur revendication d'une entité propre, à l'instar des Serbes qui – eux – ont pu se maintenir démographiquement, devient de plus bruyante, surtout depuis que les partis croates sont exclus du nouveau gouvernement de la « Fédération ».

En outre, Bosniaques de toutes ethnies sont accablés par de dures conditions de vie et un chômage massif, le plus élevé d'Europe, après le Kosovo. Si une armée unifiée a finalement été constituée à partir des trois factions qui s'étaient entretuées, aucune adhésion à l'OTAN n'est encore à l'horizon. Les Bosniaques connaissent pourtant bien l'OTAN, puisque des dizaines de milliers de soldats de l’organisation atlantique y ont remplacé les troupes de l’ONU dès la fin des combats et y sont restées jusque fin 2004. Leur a alors succédé une force de l’UE, Eufor Althea, actuellement réduite à 1.600 hommes. Néanmoins, l’OTAN a conservé, à Butmir, près de Sarajevo, un QG et quelque 200 militaires états-uniens, chargés de « conseiller » le gouvernement bosniaque en matière de défense et de traque de criminels de guerre. En outre, la même base abrite le QG d’Althea, qui paye d’ailleurs un loyer à ses hôtes de l’OTAN. 

De même, la Bosnie-Herzégovine est le seul pays des Balkans (Kosovo excepté) pour lequel aucune adhésion à l’UE n’est encore envisagée. Les blocages institutionnels récurrents dans cette sorte de fédération hybride (deux entités, trois peuples constitutifs) retardent considérablement les sacro-saintes « réformes » exigées par Bruxelles et sont entretenus par un statut de protectorat qui n’ose dire son nom, mais qui favorise corruption, irresponsabilité et opportunisme politique. Comme en Belgique, aucun gouvernement central n’a pu être constitué après les dernières élections législatives, tenues là-bas le 3 octobre 2010.

Si l’UE justifie le maintien du poste de « Haut représentant » par les tensions entre communautés bosniaques, un protectorat n’est cependant pas synonyme de paix et stabilité. Le « Haut représentant », actuellement un citoyen autrichien, Valentin Inzko, devrait se rappeler que le précédent protectorat imposé à la Bosnie-Herzégovine par l’Autriche-Hongrie s’est achevé par la Première Guerre mondiale et le démantèlement de l’empire de Vienne…


(1) Ainsi se désignaient les Slaves de rite musulman et d'expression serbo-croate de Yougoslavie. Durant la guerre, le parti majoritaire (SDA) décida de rebaptiser sa communauté du nom de « Bosnjaci », traduit en français par « Bosniaques ». En français, cependant, ce terme désigne également les habitants de toute la Bosnie-Herzégovine, indépendamment de leur origine ethnique ou religieuse. Le double sens de ce mot fut à la base de nombreuses confusions et entretint une vision biaisée du conflit. 


Source : Alerte OTAN