http://www.reseauvoltaire.net/article14344.html

Aristocratie du dollar

Comment le Conseil des relations étrangères détermine la diplomatie US

Depuis 60 ans, le Council on Foreign Relations (CFR) conseille le
département d'État. Pour chaque conflit, il détermine les buts de
guerre dans l'intérêt de ses membres et hors de tout contrôle
démocratique. Il participe aussi à l'écriture d'une histoire officielle
chaque fois qu'il est nécessaire de condamner les errements du passé et
de se refaire une image. Financé par 200 multinationales, il comprend 4
200 membres co-optés parmi lesquels sont choisis la plupart des
dirigeants gouvernementaux. L'élite du business élabore la politique
étrangère des États-Unis par consensus à huis clos.

25 juin 2004

[PHOTO: Dans une émission de télé-réalité, NBC a sollicité des
ministres en exercice et d'anciens ministres pour simuler leur réaction
en cas de nouvelle attaque terroriste. Pour reconstituer les conditions
réelles, les officiels sont assistés par des dirigeants du CFR qui les
conseillent en direct.]


Pendant la Première Guerre mondiale, le président Woodrow Wilson nomme
le journaliste progressiste Walter Lippmann sous-secrétaire à la
Guerre. Il est chargé de constituer un groupe secret de 125
universitaires de haut niveau, « L'Enquête », pour étudier les
opportunités d'étendre le libéralisme dans le monde à la faveur de la
Première Guerre mondiale [1]. Il travaille en étroite collaboration
avec le conseiller spécial du président, le colonel Edward Mandell
House. Le rapport final, Les Buts de guerre et les clauses de paix
qu'ils requièrent [2], servira de base aux célèbres Quatorze points de
Wilson.

On qualifie souvent cette démarche d'idéaliste (faire le bien de
l'Humanité sans elle) par opposition au réalisme (défendre ses intérêts
propres sans se préoccuper des grands principes). En réalité Wilson
mène les deux à la fois : il entend étendre la démocratie, mais se
réserve le droit d'envahir le Mexique ou d'annexer Haïti. Aujourd'hui,
les néo-conservateurs se réclament de cette tradition : vouloir
démocratiser le Grand Moyen-Orient et commencer par bombarder
l'Afghanistan et l'Irak.

À l'armistice, Wilson se rend en Europe pour participer personnellement
à la Conférence de paix de Versailles. Il est accompagné de cinq
collaborateurs directs, dont le colonel House, qui emmène avec lui 23
membres de « L'Enquête ». La délégation états-unienne impose sa méthode
de travail à ses partenaires : il n'est pas question de discuter des
traités de paix, État par État, avant que l'on ait défini ce que sera
la paix. Elle tente de faire partager sa vision de ce que l'on nommera
plus tard, la globalisation : un monde ouvert au commerce, sans
douanes, ni règles, et une Société des Nations (SDN) qui prévient les
guerres. Ce projet sera largement amendé par les Européens, puis
finalement rejeté par le Congrès des États-Unis désavouant Wilson.

En marge de la Conférence de paix, les délégations britannique et
états-unienne décident de créer une sorte d'Académie binationale qui
poursuivrait et mettrait à jour les travaux de « L'Enquête » pour aider
les deux gouvernements à définir conjointement leur politique étrangère
à long terme. Il est convenu que cet Institut anglo-états-unien pour
les Affaires internationales sera organisé en deux sections autonomes,
l'une à Londres, l'autre à New York.

Cependant, de son côté, Elihu Root (secrétaire d'État qui avait
organisé les interventions à Cuba, à Saint-Domingue et au Honduras, et
a néanmoins obtenu le prix Nobel de la Paix) avait déjà créé un Conseil
pour les relations étrangères (Council on Foreign Relations - CFR).
Cette association rassemblait une centaine de personnalités, mais ne
fonctionnait pas vraiment. « L'Enquête » fusionna donc avec ce CFR pour
former la branche états-unienne du dispositif, tandis que les
britanniques créaient l'Institut royal des Affaires internationales
(Royal Institute for International Affairs - RIIA) à Chatham House.

Les règles de fonctionnement du CFR et de Chatham House sont celles,
classiques, des sociétés de pensée : les participants sont invités à
citer à l'extérieur les propos tenus, mais à ne jamais révéler
l'identité de leurs auteurs. En outre, à cette époque, les deux clubs
sont réservés aux ressortissants nationaux et exclusivement masculins.
Mais la tonalité des débats évolue différemment au Royaume-Uni (tourné
vers son Empire) et aux États-Unis (en proie à l'isolationnisme). Cette
divergence apparaît dans les titres de leurs revues respectives :
Foreign Affairs (Affaires étrangères) pour le CFR, International
Affairs (Affaires internationales) pour le RIIA.

Pendant l'entre-deux-guerres, le CFR passe de 300 à 663 personnalités à
New York, choisies par cooptation. Ils représentent toutes les
sensibilités politiques, sauf bien sûr les isolationnistes. Le CFR est
grassement financé par des dons privés, notamment ceux de la Fondation
Carnegie, et non pas par l'État fédéral qu'il conseille. Des clubs
identiques sont créés dans huit grandes villes états-uniennes.

À la fin des années trente, le Conseil se divise sur l'attitude à
adopter face au militarisme nippon et à l'Allemagne nazie. En
définitive le club prend partie : le directeur de l'époque Hamilton F.
Armstrong et le secrétaire, Allen W. Dulles, publient un retentissant
opuscule Peut-on être neutre ?. Dès l'invasion de la Pologne, en 1939,
c'est-à-dire deux ans avant que la Maison-Blanche ne décide l'entrée en
guerre, le CFR commence à plancher sur les buts de guerre. Il
poursuivra ses travaux d'expertise jusqu'à la fin des hostilités. Une
centaine d'universitaires rédige les Études sur la paix et la
guerre [3], en 682 mémoires, à l'attention du département d'État. Les
recherches sont financées par la Fondation Rockfeller à hauteur de 350
000 $. Elles serviront de base à la convocation des Conférences de
Dumbarton Oaks et de San Francisco (création de l'ONU).

À la fin des hostilités, Allan W. Dulles, qui a servi pendant la Guerre
mondiale au sein de l'OSS [4], est élu président du CFR. La première
initiative du Conseil est de tirer le bilan de la guerre pour le compte
de l'administration Truman. Cette fois, c'en est un peu trop.
D'éminents historiens protestent contre la monopolisation de la
recherche historique par un club d'intérêts privés articulé à l'État
fédéral. Dans la pratique, le CFR est le seul à avoir accès aux
archives gouvernementales et peut écrire une Histoire officielle sans
craindre d'être contredit.

Le nombre d'adhérents ne cesse de croître et atteint rapidement le
millier. De manière à couvrir tous les secteurs de la société, les
administrateurs du CFR décident d'ouvrir le club à des personnalités
moins fortunées : les dirigeants syndicaux de l'AFL-CIO [5].

C'est encore le Conseil qui élabore la doctrine de la Guerre froide.
Foreign Affairs publie anonymement un article retentissant, « Les
sources du comportement soviétique » [6]. Il s'agit en fait d'une
analyse de l'ambassadeur George F. Kennan de retour de Moscou. Il
décrit le communisme comme intrinsèquement expansionniste, et assure
qu'il ne tardera pas à représenter une menace plus grave encore que le
IIIe Reich. Une sorte de paranoïa s'empare du Conseil, où beaucoup
interprètent à tort cet article comme l'annonce d'une attaque militaire
imminente des Soviets. Quoi qu'il en soit, le président Harry S. Truman
charge Kennan d'élaborer le National Security Act qui met en place
l'appareil secret d'État (état-major interarmes permanent en temps de
paix, CIA et Conseil national de sécurité). Spontanément, les hommes du
CFR arrivent aux postes de responsabilité de ces institutions secrètes
de l'État fédéral, notamment Dean Acheson, Charles Bohlen, Averell
Harriman, Robert Lovett et John McCloy. En retour, ces institutions
utilisent le CFR pour prévenir tout retour de l'isolationnisme dans les
élites et pour mobiliser celles-ci au service du Plan Marshall [7].

Cependant, le tournant effectué par l'administration Truman, lorsque
Kennan est limogé au profit de son adjoint Paul H. Nitze [8] et que la
Guerre froide évolue du simple containment à l'affrontement indirect,
est une réaction au premier essai atomique soviétique et se décide hors
du CFR.

Durant les années cinquante, le Conseil étudie la doctrine nucléaire.
Des groupes de travail ad hoc sont créés en 1954 et 1955. Les minutes
des réunions sont rédigées par un jeune universitaire proche du
complexe militaro-industriel, Henry A. Kissinger [9]. Après le premier
essai atomique chinois, en 1964, le CFR planche sur la Chine et
préconise une politique d'ouverture. Elle est adoptée par Richard
Nixon, qui l'annonce dans Foreign Affairs, puis progressivement mise en
œuvre par Kissinger devenu secrétaire d'État de Nixon.

C'est dans cette période que la Ford Foundation [10] se joint aux
donateurs. De brillants universitaires sont engagés comme Zbigniew
Brzezinski ou Stanley Hoffman.

Poursuivant la même technique, le CFR rédige des études historiques à
la fin de la guerre du Viêt-Nam. Une Histoire officielle est publiée
sous la signature de 22 personnalités de très haut niveau. Comme en
1945, les élites états-uniennes décident elles-mêmes les crimes qui
doivent être reconnus et absous, et ceux qui peuvent être occultés et
doivent donc tomber dans l'oubli. On démet Nixon, et l'on feint de
tirer des leçons du passé pour pouvoir tourner la page et prétendre une
nouvelle fois à la bonne volonté.

David Rockfeller de la Chase Manhattan Bank (devenue la JP Morgan
Chase) prend la présidence du CFR en 1970. Il ouvre timidement le club
aux femmes et recrute des jeunes. Il crée un poste de directeur
exécutif qu'il confie à l'ancien secrétaire d'État de Carter, Cyrus R.
Vance, puis un Conseil consultatif international (la France y est
représentée par Michel Rocard, le Canada par Brian Muroney).

Après l'effondrement de l'URSS, le CFR établit la nouvelle ligne
politique du pays en publiant dans Foreign Relations un article de
Samuel Huntington, « Le clash des civilisations » [11].

[PHOTO: Séance de travail au Council on Foreign Relations.]

Le Council on Foreign relations est actuellement présidé par Richard N.
Haass, un ancien conseiller diplomatique du président Bush père devenu
adjoint de Colin L. Powell dans l'administration Bush fils. Il passe
pour être l'un des mentors de Condoleezza Rice. Le chairman est Peter
G. Peterson, un banquier proche des Bush. Plus de 200 multinationales
financent le club à hauteur de plus de 7 millions de dollars par an. Il
comprend 4200 membres et emploie 50 chercheurs. Foreign Affairs est
vendu dans le monde à 125 000 exemplaires.

Tout au long des soixante dernières années, le CFR a élaboré les
stratégies à long terme du département d'État en établissant un
consensus à l'intérieur des élites états-uniennes (isolationnistes
exclus) hors de tout contrôle démocratique. Il a fixé les buts de
guerre de tous les conflits où les États-Unis se sont engagés en
fonction des intérêts de ses membres. Dans ce système, la guerre n'est
pas « la continuation de la politique par d'autres moyens », selon la
formule de Clausewitz, mais la continuation du libre-marché.
Parallèlement, la définition des stratégies de guerre est revenue à la
Rand Corporation comme conseil du département de la Défense. Le Council
on Foreign Relations a également élaboré une Histoire nationale
consensuelle qui crédite le mythe d'un interventionnisme désintéressé
et nie les souffrances infligées par Washington au reste du monde.
Enfin, le CFR a contribué à exporter le modèle politique états-unien en
cooptant des dirigeants étrangers.


[1] Quelques années plus tard, Walter Lippmann deviendra l'un des
théoriciens du libéralisme par opposition à la planification initiée
par Franklin Roosevelt pendant le New Deal. Cf. « Friedrich von Hayek,
pape de l'ultra-libéralisme » par Denis Bonneau, Voltaire, 4 mars 2004.

[2] The War Aims and Peace Terms its Suggests.

[3] War and Peace Studies.

[4] L'OSS donne naissance à la CIA, dont Dulles deviendra directeur.

[5] Voir l'enquête de Paul Labarique « AFL-CIO ou AFL-CIA ? » et
« 1962-1979 : l'AFL-CIO et la contre-insurrection syndicale », Voltaire
des 2 et 11 juin 2004. Parmi les responsables de l'AFL-CIO qui entrent
au CFR, notons David Dubinski, Robert J. Watt, Lane Kirkland, Thomas R.
Donahue et Glenn Watts.

[6] « The Sources of Soviet Conduct » par Mr. X, Foreign Affairs,
juillet 1947.

[7] The CIA and the Marshall Plan par Sallie Pisani, University Press
of Kansas, 1991.

[8] Paul Nitze était marié à Phyllis Pratt, une héritière de la
Standard Oil. C'est dans la maison de famille des Pratt, aimablement
offerte, que le CFR est installé depuis 1944.

[9] « Le retour d'Henry Kissinger » par Thierry Meyssan, Voltaire, 28
novembre 2002.

[10] « La Fondation Ford, paravent philanthropique de la CIA » et
« Pourquoi la Fondation Ford subventionne la contestation », Voltaire,
5 et 19 avril 2004.

[11] « La Guerre des civilisations » par Thierry Meyssan, Voltaire, 4
juin 2004.