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Malaise au Monde Diplomatique

par: Berneron, Dauphiné, Faehndrich, Zouhar

Le Monde diplomatique connaît une grave crise qui pourrait remettre en
cause pour longtemps sa ligne éditoriale. Le rédacteur en chef du
journal et son adjoint – tous deux en charge du dossier Proche-Orient
– ont été remplacés en janvier ; le second actionnaire du journal
subit une reprise en main ; un article de l'intellectuel d'origine
palestinienne Edward Saïd a été coupé dans ses passages les plus
critiques envers l'Onu, Israël et les USA ; des membres de la
rédaction sont directement intervenus dans un prix littéraire
jusque-là indépendant. Cela s'ajoute aux millions d'euros prêtés par
le mensuel au groupe le Monde, dont les caisses sont chroniquement
vides, alors que la diffusion du Monde diplomatique est en baisse et
que l'équilibre des comptes ne repose que sur les produits dérivés. En
tant que responsables de l'association des Amis du Monde diplomatique,
nous nous alarmons de cette situation.

Par
Cyril Berneron, Administrateur des Amis du Monde diplomatique,
responsable du prix des Amis du Monde diplomatique
Bernard Dauphiné, correspondant des Amis du Monde diplomatique à
Carcassonne (France)
Claudine Faehndrich, membre du collège des fondateurs, ancienne
correspondante des Amis du Monde diplomatique à Neuchâtel (Suisse)
Halima Zouhar, administratrice des Amis du Monde diplomatique


Le prix des Amis du Monde diplomatique :

Procédons à une analyse de ce qui se passe au sein du mensuel, en
commençant par ce qui pourrait être considéré comme le plus bénin.
Créé en 2002 par l'association des lecteurs du journal, (les Amis du
Monde diplomatique – association actionnaire du journal à 25 %), le
prix des Amis du Monde diplomatique n'a pas été remis en décembre
2005. Le comité d'organisation a refusé de le décerner pour protester
contre l'ingérence de certains journalistes du mensuel dans le choix
des livres et une volonté de censure.
Le prix était placé sous le parrainage des prix Nobel Dario Fo et Jose
Saramago ainsi que du cinéaste Costa Gavras et de l'écrivain Jose Luis
Sampedro qui avaient pour l'occasion cosigné un appel.
S'inspirant du fonctionnement du prix du Livre Inter, il a été établi
que le prix serait décerné par des lecteurs du Monde diplomatique.
A cette fin, le comité d'organisation procédait simultanément à une
présélection des ouvrages concourant et à celle d'un jury.
Les ouvrages étaient choisis parmi les publications de l'année entrant
dans les catégories essais, documents, analyses (domaines politique,
historique, économique). Partant d'une sélection comprenant trente à
quarante textes, le comité arrivait, par lectures et débats
successifs, à cinq livres.
Simultanément, un appel à candidature était publié dans le Monde
diplomatique.
Le jury était composé sur la base de la diversité et de l'indépendance
d'esprit. Les jurés provenaient en majorité de France mais incluaient
aussi des lecteurs résidant dans d'autre pays. A partir de 2003, dans
le but de bien marquer la séparation entre les membres du comité
d'organisation et ceux du jury, le choix des jurés a été confié au
responsable du prix, Cyril Berneron – qui était alors la seule
personne commune aux deux groupes.
Le jury, comprenant neuf lecteurs, recevait en septembre les cinq
ouvrages sélectionnés et se réunissait durant une journée fin novembre
pour débattre et primer le livre de son choix. Lors de cette journée,
la plus grande liberté était laissée aux jurés, le responsable du prix
se contentant de l'organisation du débat.
Le prix était remis depuis 2003 à l'Assemblée nationale, lieu choisi
pour souligner que cette récompense avait pour finalité d'encourager
le débat d'idées.
En décembre 2004, la Sorbonne s'était, de plus, associée au prix en
recevant le lauréat pour une conférence le soir de la remise de la
récompense.
Depuis sa création, le prix avait été décerné à Michel Warschawski
(Sur la frontière, éditions Stock), Howard Zinn, (Une histoire
populaire des ?tats-Unis, éditions Agone) et Raoul-Marc Jennar
(Europe, la trahison des élites, éditions Fayard).

Des pressions :

Lors de la préparation du prix 2005, le comité d'organisation a établi
une présélection comprenant 29 ouvrages. Comme chaque année, les
membres de ce comité se sont attelés à la lecture avant de se réunir
pour affiner leur choix. Mais, cette année, de fortes pressions ont
été exercées afin d'obtenir, discrètement puis devant la résistance,
publiquement, le retrait d'un ouvrage de la liste.
Lors des années précédentes, des pressions discrètes avaient parfois
été exercées (on pense en particulier au livre de Florence Aubenas et
Miguel Benasayag, Résister c'est créer), mais le refus net du comité
avait suffi à clore la question.
Le livre qui, cette année, a mis à l'épreuve les valeurs de
transparence et de liberté d'expression affichées par le Monde
diplomatique est Le mur de Sharon d'Alain Ménargues, publié aux
Presses de la Renaissance.
Devant la résistance des membres du comité d'organisation aux
pressions discrètes, le directeur de la publication, Ignacio Ramonet,
s'est senti obligé de prendre position devant le conseil
d'administration de l'association du 18 juin 2005. Suite à sa prise de
parole, le conseil a voté une motion censurant le livre :

« Compte tenu de positions inacceptables prises par Alain Ménargues
dans son livre Le Mur de Sharon, le Conseil d'administration des Amis
du Monde diplomatique décide de retirer cet ouvrage de la liste des
choix possibles pour l'attribution de son prix annuel. »

Précisons que cet ouvrage n'a été ni poursuivi ni, a fortiori, condamné.
De plus, le conseil demandait dans la même motion aux correspondants
de l'association (qui possède plus de 60 groupes à travers le monde,
organisant plus de 500 conférences par an) de ne pas recevoir l'auteur
du livre incriminé. Il s'agissait de la première fois dans l'histoire
de l'association (née en 1996) que le conseil intervenait dans le
fonctionnement jusqu'ici totalement libre et indépendant des groupes
locaux :

« Le Conseil demande aux correspondants locaux des Amis du Monde
diplomatique de ne pas inviter l'auteur de l'ouvrage à des
conférences-débats. Cela afin de ne pas nuire à l'image du journal et
à sa ligne sur le conflit du Proche-Orient. »

Trois mois plus tard, lors du conseil d'administration du 21
septembre, le conseil a résolu de modifier les règles de
fonctionnement du comité d'organisation afin d'éviter à l'avenir les
manifestations d'indépendance :
• Il a décidé d'adjoindre au groupe un membre de la rédaction du Monde
diplomatique dont la fonction serait de valider a priori le choix des
ouvrages dans les listes successives. Anne-Cécile Robert, qui pourrait
prochainement être nommée rédacteur en chef adjoint, a accepté ce rôle.
• Il a décidé d'adjoindre deux personnes au responsable du prix pour
effectuer la sélection des jurés.
• Il a décidé de ne plus engager d'attaché de presse pour le prix des
Amis du Monde diplomatique.

Suite à ces dispositions, le comité d'organisation du prix s'est réuni
pour arrêter une position commune. Il a décidé à l'unanimité moins une
voix (7 pour, 1 contre) de ne pas accepter cette censure, de ne pas
remettre le prix en 2005 et de rendre publiques ces actions contraires
aux valeurs affichées tant par le Monde diplomatique que par une
association des Amis du Monde diplomatique qui s'affirme « au service
du débat d'idées ».
Interrogé par Olivier Costemalle du journal Libération, le secrétaire
général de l'association, Dominique Franceschetti, a répondu : « On ne
peut pas accepter n'importe quel livre au nom du débat d'idées ».

L'association belge des Amis du Monde diplomatique, présidée par le
sénateur Pierre Galand, a affirmé son soutien au comité d'organisation
dans une lettre aux instances dirigeantes de l'association française
et du journal.

Malaise

Cette affaire n'est pas un cas isolé. Une crise couve en effet depuis
des mois pour le contrôle du mensuel – et on assiste actuellement à de
profonds changements au sein du Monde diplomatique et de sa structure
actionnariale.
Au 1er janvier, l'équipe de direction a été fondamentalement modifiée.
Le rédacteur en chef, Alain Gresh, et son adjoint, Dominique Vidal,
ont été remplacés (respectivement par Maurice Lemoine et Serge
Halimi). Ignacio Ramonet, le directeur de la publication serait, lui,
sur le départ.
Au siège du mensuel, plusieurs interprétations sont fournies
concernant ces changements. En public, on soutient qu'Alain Gresh
aurait volontairement abandonné le poste ingrat de rédacteur en chef
de ce journal influent afin de pouvoir pleinement s'occuper du site
Internet de la publication. Mais en privé, certains rédacteurs
expliquent, sous couvert d'anonymat, que les tensions au sein de la
direction étaient devenues si grandes qu'il était impossible au
rédacteur en chef et à son adjoint de travailler dans des conditions
acceptables.

Changement de ligne éditoriale sur le Proche-Orient ?

À la question de savoir quelle était la cause des tensions, la
première réponse fournie concerne les liens entre l'association Attac
et le Monde diplomatique. D'après des confidences faites au Canard
enchaîné et à Libération, les partants n'auraient pas accepté
l'intervention d'Ignacio Ramonet dans la crise qui secoue actuellement
la direction de l'association Attac.
D'après nos informations, le changement à la tête du Monde
diplomatique est, en fait, dû à une cristallisation autour du
traitement du Proche-Orient dans le journal. Des pressions ont poussé
dans le sens d'un positionnement plus bienveillant envers la politique
de l'?tat d'Israël.
Outre la possibilité, inévitable, de sollicitations internes provenant
de l'actionnaire principal Le Monde, la rédaction a été l'objet de
pressions externes. Le journal, et nommément Dominique Vidal, ainsi
que son actionnaire Les Amis du Monde diplomatique, ont été en
particulier visés par l'Arche, le mensuel du judaïsme français.
On assista alors à un fléchissement de la ligne éditoriale qui poussa
le Monde diplomatique jusqu'à reprendre en juillet 2005 un article de
l'intellectuel d'origine palestinienne Edward Saïd (décédé en 2003),
publié deux ans auparavant en langue anglaise, en procédant à des
coupes qui en dénaturaient fondamentalement le sens et faisaient
disparaître ses critiques d'Israël, de l'Onu et des ?tats-Unis. Les
nombreuses reprises de l'article et de ses coupes circulant sur
Internet risquent de nuire longtemps à l'image du journal.

Grandes manœuvres au sein de la SA

Juridiquement, le Monde diplomatique a la forme d'une société anonyme
dont le capital est partagé entre trois actionnaires :
• Le groupe le Monde possède 51 % des parts.
• L'association des Amis du Monde diplomatique (lecteurs du journal)
possède 25 % des parts.
• L'association Gunter Holzmann (personnel du journal) possède 24 %
des parts.

L'association des Amis du Monde diplomatique est à la fois actionnaire
du journal et organisatrice de conférences-débats par le biais de ses
groupes locaux présents en France, en Europe, en Amérique du Sud et en
Afrique.
Depuis le printemps 2005, elle est l'objet de toutes les attentions :
• En juin, le renouvellement de son conseil d'administration a été
l'objet d'intenses tractations entre la direction du journal et la
direction de l'association.
• En juillet, le nouveau bureau de l'association a été imposé au
conseil sur un coup de force.
• En septembre, le bureau a repris en main chaque activité de
l'association et centralisé son fonctionnement.
• En décembre, il a décidé de la modification du fonctionnement des
groupes locaux de l'association.

Outre la reprise en main du prix des Amis du Monde diplomatique, la
structure décentralisée de l'association permettant l'organisation de
conférences-débats se voit remaniée. L'objectif est de mieux contrôler
l'activité des groupes locaux, et en particulier de les empêcher de
faire venir des conférenciers non conformes aux orientations des
instances dirigeantes du journal et de l'association. (Ce qui pourrait
être légitime si cette dernière n'affichait pas sa volonté de
développer le débat d'idées.)
Le bureau a ainsi décidé de modifier la diffusion des informations
concernant les conférences. Le courrier papier envoyé mensuellement
aux membres résidant dans un département actif devait être remplacé
par un courriel. Mesure d'économie efficace ? Oui, mais qui pose
problème quand le fichier des membres ne comprend que 10 % d'adresses
électroniques…
Certaines conférences sont certes annoncées dans le mensuel mais pas
toutes – faute de place – ou, parfois, afin de ne pas faire de
publicité à un conférencier n'entrant pas dans la « ligne » du journal.
Quant au site Internet de l'association, les pages avertissant de
certains débats dont l'invité déplaisait au bureau en ont été
supprimées avant la conférence (voire après, pratique surprenante de
réécriture de l'histoire).
Face aux réactions négatives des représentants des groupes locaux, le
bureau a finalement accepté de maintenir l'envoi papier aux adhérents
et de n'utiliser le courrier électronique que pour ceux qui
donneraient explicitement leur accord.
Mais qu'est-ce qui peut bien pousser une association à vouloir se
couper de 90 % de ses membres ? Au sein de la structure le malaise est
grand face à cette question.
Lors de l'assemblée générale 2005, un épisode avait déjà troublé
certains membres et une administratrice nouvellement élue, Halima
Zouhar, avait éprouvé le besoin de rendre public sur Internet une mise
au point concernant des propos xénophobes dont elle témoignait avoir
été la cible en présence de membres de la rédaction qui n'auraient pas
réagi.

Remise en cause de la stabilité financière ?

Des liquidités de plusieurs millions d'euros sont en jeu ainsi que le
contrôle d'un média influent.
Tout cela advient, en effet, alors que le Monde diplomatique a connu
une grave baisse de ses ventes (- 25 % de ventes en kiosque, - 12 % de
ventes globales). Le journal annonce 65 000 exemplaires mensuels
vendus en kiosque, 70 000 abonnés et 70 000 exemplaires en français
vendus à l'étranger. Alors que sa diffusion a continué à baisser en
2005, le directeur général, Bernard Cassen, confiait à ses
actionnaires début février 2006 que le journal était en soi
déficitaire et n'équilibrait ses comptes que grâce aux produits
dérivés (CD-rom, agenda, atlas, éditions étrangères…).
La direction du journal a donc décidé courant 2005 de diversifier ses
revenus en donnant son label à des voyages organisés et à des
formations. Ces deux initiatives ont été reçues de façon mitigée, des
critiques ont, en particulier, été émises sur le choix de cibler la
catégorie la plus aisée des lecteurs du journal, en décalage avec les
positions altermondialistes du mensuel (le séjour d'une semaine au
Caire « introduction à l'islam » variait de 1 970 à 3 050 €, la
journée de formation était de 540 €).
D'autres critiques concernant les voyages posaient la question de la
pertinence du choix des personnes invitées à prendre la parole et de
l'utilité de se rendre en Egypte pour les écouter : aucune
personnalité égyptienne n'était présente, la quasi-totalité des
conférenciers venant de France.

Prêt de plusieurs millions d'euros

Plus sérieusement, au moment des changements actionnariaux au sein du
groupe le Monde, chroniquement déficitaire, et de la possible entrée
au capital de Lagardère, géant de l'industrie de défense et des
médias, plusieurs questions se posent. D'une part, ces changements
auront-ils des conséquences pour le mensuel ? Pour sa ligne éditoriale
? Pour sa pérennité ? D'autre part, le Monde diplomatique qui a prêté
ces dernières années plusieurs millions d'euros au groupe le Monde
doit-il et peut-il en demander la restitution ? Cela modifierait-t-il
l'équilibre entre ses actionnaires ?
La reprise en main du deuxième actionnaire, les Amis du Monde
diplomatique, créé pour assurer l'indépendance de la ligne éditoriale
du mensuel, doit être placée dans cette perspective…
Ce qui n'est pas sans inquiéter les signataires de ce texte.


Cet article est en copyleft.


Liens hypertextes :

Position d'Alain Ménargues sur cette affaire :
http://www.oulala.net/Portail/article.php3?id_article=1864&var_recherche=%22monde+diplomatique%22


Communiqué de presse intitulé Censure dans l'orbite du Monde diplomatique
http://www.agence-paf.net/article.php3?id_article=131

Les 2 articles de Libération :
http://bellaciao.org/fr/article.php3?id_article=22052
Et
http://bellaciao.org/fr/article.php3?id_article=23408

Edward Saïd :
http://www.oulala.net/Portail/article.php3?id_article=1869

Halima Zouhar :
http://www.emarrakech.info/index.php?action=article&id_article=173305