Il faut maintenant sortir de la vision unilatérale de la guerre. Les Serbes ne sont pas les seuls coupables.
Parlons donc de la Yougoslavie
par Peter HANDKE
QUOTIDIEN : mercredi 10 mai 2006
Enfin, après plus d'une décennie d'un langage journalistique dans un sens (et non-sens) unique, une ouverture semble créée en France dans la presse (1), et peut-être pas seulement en France, pour parler autrement ou simplement pour commencer à parler de la Yougoslavie.
Un débat, une discussion, un discours une dispute fructueuse semble devenue possible, un questionnement commun, des récits qui se répondent... Auparavant : néant, et encore néant diffamations au lieu d'un débat, exprimées par des mots exclusivement préfabriqués, répétés à l'infini, utilisés comme arme automatique.
Elargissons donc cette brèche ou ouverture, le printemps des mots. Ecoutons-nous enfin l'un l'autre au lieu de hurler et d'aboyer dans deux camps ennemis. Mais aussi, ne tolérons plus les êtres (?), les esprits (?) mauvais (!), qui, dans le problème tragique yougoslave, continuent à lancer des mots-balles comme «révisionnisme», «apartheid», «Hitler», «dictature sanguinaire», etc. Arrêtons toutes les comparaisons et tous les parallèles en ce qui concerne les guerres en Yougoslavie. Restons avec les faits qui, comme faits d'une guerre civile, déclenchée ou au moins coproduite par une Europe de mauvaise foi ou, au moins, ignorante, déjà percés, sont assez terribles de tous les côtés. Arrêtons de comparer Slobodan Milosevic à Hitler. Arrêtons de comparer lui et sa femme Mira Markovic à Macbeth et à sa Lady ou de tirer des parallèles entre le couple et le dictateur Ceausescu et sa femme Elena. Et n'employons plus jamais pour les camps installés pendant la guerre de sécession en Yougoslavie l'expression «camps de concentration».
Vrai : il existait des camps intolérables entre 1992 et 1995 sur le terrain des Républiques yougoslaves, surtout en Bosnie. Seulement, arrêtons de lier mécaniquement, dans nos têtes, ces camps aux Bosno-Serbes : il y avait aussi des camps croates et des camps musulmans, et les crimes commis là, et là, sont et seront jugés au tribunal de La Haye. Et finalement, arrêtons de lier les massacres (dont ceux, au pluriel, de Srebrenica en juillet 1995, sont en effet de loin les plus abominables) aux forces ou aux paramilitaires serbes. Ecoutons aussi enfin les survivants des massacres musulmans dans les nombreux villages serbes autour de Srebrenica la musulmane , des massacres commis et répétés pendant les trois ans avant la chute de Srebrenica, des massacres dirigés par le commandant de Srebrenica, conduisant en juillet 1995 vengeance infernale, honte éternelle pour les responsables bosno-serbes à la grande tuerie, et pour une fois le mot répété est à sa place, «la plus grande en Europe depuis la Deuxième Guerre mondiale», en ajoutant quand même cette information : que tous les soldats ou hommes musulmans de Srebrenica qui se sont enfuis de la Bosnie en Serbie en traversant le fleuve Drina, la frontière entre les deux Etats, enfuis en Serbie, pays à l'époque sous autorité de Milosevic, que tous ces soldats arrivant dans la Serbie soi-disant ennemie étaient sauvés pas de tuerie ou massacre là.
Oui, écoutons, après avoir écouté «les mères de Srebrenica», écoutons aussi les mères ou une seule mère du village de Kravica, serbe, à côté, raconter le massacre du Noël orthodoxe 1992-1993, commis par les forces musulmanes de Srebrenica, un massacre aussi contre femmes et enfants de Kravica (seul crime pour lequel convient le mot génocide).
Et arrêtons d'associer les «snipers» de Sarajevo aveuglément aux «Serbes» : la plupart des Casques bleus français tués à S. étaient victimes des tireurs musulmans. Et arrêtons de lier le siège (horrible, stupide, incompréhensible) de Sarajevo exclusivement à l'armée bosno-serbe : dans Sarajevo des années 1992-1995, la population serbe restait bloquée par dizaines de milliers dans les quartiers centraux comme Grbavica, qui étaient à leur tour assiégés et comment ! par les forces musulmanes. Et arrêtons d'attribuer les viols aux seuls Serbes. Et arrêtons de connecter les mots unilatéralement, à la manière du chien de Pavlov. Elargissons l'ouverture. Que la brèche ne soit plus jamais bouchée par les mots pourris et empoisonnés. Mauvais esprit dehors. Quittez enfin le langage. Apprenons l'art de la question, voyageons au pays sonore, au nom de la Yougoslavie, au nom d'une autre Europe. Vive l'autre Europe. Vive la Yougoslavie. Zivela Jugoslavija.
(1) Voir, entre autres, les articles de Brigitte Salino et d'Anne Weber dans le Monde du 4 mai, le commentaire de Pierre Marcabru dans le Figaro du même jour et l'appel de Christian Salmon dans Libération du 5 mai.
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Le discours intégral de l'écrivain autrichien sur la tombe de Milosevic
LIBERATION.FR : jeudi 04 mai 2006 - 18:24
Le 18 mars, Peter Handke s'est rendu à l'enterrement de Slobodan Milosevic. Voici l'intégral du discours qu'il a lu à cette occasion et qu'il a ensuite envoyé au journal allemand «Focus». Les annotations entre parenthèses sont les siennes.
«J'aurais souhaité ne pas être le seul écrivain ici, à Pozarevac. J'aurais souhaité être aux côtés d'un autre écrivain, par exemple Harold Pinter. Il aurait eu des paroles fortes. Je n'ai que des paroles de faiblesse. Mais la faiblesse est de mise aujourd'hui, en ce lieu. C'est un jour non seulement de paroles fortes, mais aussi de paroles de faiblesse.
»(Ce qui suit a été prononcé en serbo-croate – texte rédigé par moi seul ! – et retraduit ensuite par moi en allemand). Le monde, ce qu'on appelle le monde, sait tout sur la Yougoslavie, sur la Serbie. Le monde, ce qu'on appelle le monde, sait tout sur Slobodan Milosevic. Ce qu'on appelle le monde sait la vérité. C'est pourquoi ce qu'on appelle le monde est aujourd'hui absent, et pas seulement aujourd'hui, et pas seulement ici. Ce qu'on appelle le monde n'est pas le monde. Je sais que je ne sais pas. Je ne sais pas la vérité. Mais je regarde. J'entends. Je ressens. Je me souviens. J'interroge. C'est pourquoi je suis présent aujourd'hui, auprès de la Yougoslavie, auprès de Slobodan Milosevic.»
Avec son discours, Handke a envoyé à «Focus» un texte d'accompagnement, qu'il a titré: «Les motifs de mon voyage à Pozarevac, en Serbie, sur la tombe de Slobodan Milosevic.»
«Contrairement à “l'opinion générale”, dont je mets en doute le caractère général, je n'ai pas réagi “avec satisfaction” à la nouvelle de la mort de Slobodan Milosevic, étant de surcroît avéré que le tribunal a laissé mourir le détenu incarcéré depuis cinq ans dans une prison soi-disant «cinq étoiles» (selon les termes du journal français «Libération»). Non assistance à personne en danger: n'est-ce pas un crime? J'avoue avoir éprouvé, le soir qui suivit la nouvelle de sa mort, quelque chose qui ressemblait à du chagrin et qui fit germer en moi, tandis que je marchais dans les petites rues, l'idée d'allumer quelque part une bougie pour le mort.
»Et les choses devaient en rester là. Je n'avais pas l'intention de me rendre à Pozaverac, pour l'enterrement. Quelques jours plus tard, je reçus l'invitation, non pas du parti, mais des membres de la famille qui d'ailleurs assistèrent ensuite pour la plupart à l'enterrement, contrairement à ce qui fut dit. Evidemment, c'est moins cela qui m'incita à faire le voyage que les réactions des médias occidentaux, complètement hostiles à Milosevic (et encore plus hostiles après sa mort), ainsi que les porte-parole du tribunal et de tel ou tel “historien”. Ce fut le langage tenu par eux tous qui m'incita à prendre la route. Non, Slobodan Milosevic n'était pas un “dictateur”. Non, Slobodan Milosevic n'a pas à être qualifié de “boucher de Belgrade”. Non, Slobodan Milosevic n'était pas un “apparatchik”, ni un “opportuniste”. Non, Slobodan Milosevic n'était pas “sans aucun doute” coupable. Non, Slobodan Milosevic n'était pas un “autiste” (quand d'ailleurs les autistes s'opposeront-ils à ce que leur maladie soit utilisée comme une insulte?) Non, Slobodan Milosevic, par sa mort dans sa cellule de Scheveningen, ne “nous” (le tribunal) a pas joué “un vilain tour” (Carla del Ponte, procureure du tribunal pénal international). Non, Slobodan Milosevic, par sa mort, ne nous a pas “coupé l'herbe sous le pied” et ne “nous” a pas “éteint la lumière” (la même). Non, Slobodan Milosevic ne s'est pas soustrait “à sa peine irréfutable de prison à perpétuité”.
»Slobodan Milosevic n'échappera pas en revanche au verdict des historiens, terme d'un “historien”: de nouveau des propos non seulement faux mais indécents. C'est ce langage qui m'incita à tenir mon mini-discours à Pozarevac – ce langage en première et dernière instance. Cela m'a poussé à faire entendre un autre langage, non, l'autre langage, non pas par fidélité envers Slobodan Milosevic, mais envers cet autre langage, ce langage non journalistique, non dominant. En entendant tel ou tel orateur me précédant à Pozarevac, cette impulsion, tout de même: non, il ne faut pas parler après ce général incisif, ni après cet autre membre du parti appelant à la vengeance, qui tous deux tentent d'exciter la foule, laquelle évidemment, exceptés quelques individus isolés qui hurlent avec les loups, ne se laissa d'aucune façon entraîner à une réponse collective de haine ou de colère: car il s'agissait d'une foule d'êtres en deuil, profondément et silencieusement affligés. Telle fut mon impression la plus durable.
»Et c'est pour ces êtres affligés, contre les formules fortes et vigoureuses, que je finis tout de même par ouvrir la bouche, comme on le sait. Au titre de membre de cette communauté en deuil. Réaction: Peter Handke le «claqueur» («Frankfurter Allgemeine Zeitung»). Y a-t-il langage plus délabré que celui-là? Un claqueur, qu'est-ce que c'est? Quelqu'un qui applaudit pour de l'argent. Et où sont les applaudissements? Et je n'ai jamais déclaré non plus être “heureux” («FAZ») auprès du mort. Et où est l'argent? J'ai payé moi-même mon billet d'avion et mon hôtel.
Toutefois, le besoin principal qui m'a poussé à me rendre sur sa tombe était celui d'être témoin. Ni témoin à charge ni témoin de la défense. Est-ce que désormais ne pas vouloir être témoin à charge signifie être témoin de la défense? “Sans aucun doute”, pour reprendre l'un des maîtres mots du langage dominant.»
Toutefois, le besoin principal qui m'a poussé à me rendre sur sa tombe était celui d'être témoin. Ni témoin à charge ni témoin de la défense. Est-ce que désormais ne pas vouloir être témoin à charge signifie être témoin de la défense? “Sans aucun doute”, pour reprendre l'un des maîtres mots du langage dominant.»