Lundi 14 juin, à 8 h 45, Palais de Justice de Bruxelles, 50ème chambre
correctionnelle

Les minutes les plus longues de ma vie

Pourquoi je demande justice

Les coups pleuvent. Ils m'ont menotté et jeté sur le sol de la
camionnette. Impossible de bouger. Le premier se met à me frapper sur
la tête. Très violemment. Des coups réguliers, incessants. Portés d'une
façon caractéristique : poing serré, phalanges à plat. Plus tard, je
comprendrai : on leur enseigne comment faire très mal sans laisser de
traces.
L'autre s'y met aussi et me décoche de terribles coups de pied dans le
ventre et les côtes. Je hurle de douleur : « Arrêtez, je vous en prie
!» Mais ils continuent de plus belle. «Sale anarchiste, tu vas voir ce
que c'est de vouloir manifester ! Ici, il n'y a plus de caméras ? Eh
bien, justement, nous on y va ! » Ils sont déchaînés. Terrorisé, je me
dis que je vais mourir ou rester infirme.
Ce tabassage va durer tout le temps du trajet qui m'amène au
commissariat. Les minutes les plus longues de mon existence.
Au commissariat, je devrai réclamer longtemps avant d'être enfin
conduit à l'hôpital. Quatre côtes fracturées, contusions multiples,
état de choc. Plusieurs semaines cloué dans un fauteuil.
Ce lundi 14 juin 2004, cinq ans plus tard, ils comparaissent enfin au
tribunal correctionnel de Bruxelles, pour « coups et blessures » et «
arrestation arbitraire ».

Bruxelles : interdiction générale de manifester contre la guerre

Flash-back. Ces violences se sont déroulées le 3 avril 1999. Dix jours
plus tôt, l'Otan a commencé à bombarder la Yougoslavie. Avec quelques
amis, j'ai introduit une demande pour manifester à proximité du siège
de l'Otan. Refusé. Le bourgmestre libéral de Bruxelles, De Donnéa,
prend un arrêté ahurissant. Il interdit toute manifestation pour la
paix à Bruxelles. N'importe où, n'importe quand.
Violation évidente de la Constitution et de la liberté de manifester
ses opinions. Immédiatement, nous introduisons un recours au Conseil
d'Etat. Lequel, en procédure d'urgence, annule la décision du
bourgmestre. Manif autorisée. Qu'à cela ne tienne, le bourgmestre
reprend tout de suite le même arrêté et, avec l'aide du ministre de
l'Intérieur Vanden Bossche, envoie sur place des centaines de
policiers, des autopompes, des blindés, un hélico. La violence
policière sera incroyable : 141 personnes arrêtées, de nombreux
blessés. Plusieurs journalistes et photographes arrêtés aussi. Silence,
on cogne !
Il paraît que l'Otan bombarde la Yougoslavie pour lui apporter la
démocratie. L'exemple donné à Bruxelles n'est pas très convaincant !
En tant qu'organisateur de la manif, je suis le premier arrêté. Avec
une brutalité extrême et gratuite : aucun incident n'a eu et n'aura
lieu, à part les violences policières. Manifestement, il y a des
instructions pour intimider quiconque voudrait protester contre la
guerre. Et pour me mettre hors d'action. Des témoins entendront des
policiers dire : « On l'a bien eu, le journaliste ! » (C'est ma
profession).

On avait bien raison de manifester, c'était aussi une sale guerre

Heureusement, les diverses télés belges ont bien couvert l'affaire. Des
images impressionnantes ont montré la brutalité policière. Et
l'indignation générale a vite forcé le bourgmestre à revenir sur son
interdiction. Les manifestations suivantes furent autorisées.
Les innombrables messages de sympathie m'ont aidé à surmonter le choc.
Et aussi, le fait de reprendre peu à peu mon activité pour la paix.
Agir aide beaucoup. Dès que j'ai été suffisamment rétabli, je me suis
rendu en Yougoslavie avec 15 Belges, pendant les bombardements, afin de
témoigner sur les ravages de la « guerre propre » de l'Otan.
Nous avons pu vérifier sur place combien il était juste de manifester
contre cette guerre... L'Otan bombardait ponts, usines, infrastructures
électriques civiles, bâtiment de télévision, colonnes de réfugiés,
ambassade de Chine... Crimes de guerre évidents. L'Otan bombardait des
installations pétrochimiques importantes, avec toutes les conséquences
pour la santé des populations ! Crimes de guerre évidents. L'Otan
utilisait des armes à uranium qui provoquent une explosion de cancers
et leucémies parmi les populations civiles. Crimes de guerre évidents.
L'Otan utilisait sur des marchés et des places publiques des bombes à
fragmentation qui se dispersent en centaines de petites bombes à
retardement, tuant ou mutilant les enfants qui les prennent pour des
jouets. Crimes de guerre évidents.

Le droit de mentir, pas le droit de répondre ?

Bref, bien avant Bush, les Etats-Unis mais aussi l'Europe violaient
systématiquement la Charte de l'ONU (interdiction du recours à la
guerre) et les Conventions de Genève (interdiction de s'en prendre aux
civils).
Tous ces gouvernements européens, aujourd'hui si vertueux face à Bush,
ont veillé à ce que les manifestants pour la paix soient marginalisés,
censurés, diabolisés, voire agressés. Mais aujourd'hui, le bilan de
cette guerre est accablant et chacun peut voir qu'il était juste et
important de défendre le droit de manifester.
Car, depuis cinq ans, le Kosovo est soumis au nettoyage ethnique, à la
terreur des milices UCK protégée par les USA. Une terreur qui
d'ailleurs frappe aussi de nombreux Albanais. Le Kosovo est aujourd'hui
une terre sans droit, sans justice. La maffia avec qui les Etats-Unis «
ont fait un mariage de circonstance » selon un expert canadien, a fait
de cette province la plaque tournante du trafic de la drogue, des armes
et de la prostitution vers l'Europe. De plus, comme vient de le
confirmer Amnesty, les bases Otan ont développé une énorme industrie
d'esclaves sexuels. Le vrai but, atteint, était d'installer une énorme
base militaire US, Camp Bondsteel, sur le tracé du projet US de
pipe-line à travers les Balkans. Avec des pistes pour bombardiers !
A l'époque de cette guerre, menée pour des objectifs économiques et
stratégiques cachés, et vendue à l'opinion sous des prétextes
humanitaires et des médiamensonges qu'on n'avait pas le droit de mettre
en doute, à cette époque, il ne faisait pas bon organiser des manifs
pour la paix. A Paris, un professeur serbe de la Sorbonne, organisateur
d'un grand rassemblement pour la paix, s'est fait assassiner sur le
palier de sa porte. Deux mois plus tard, au Kosovo, une autre
personnalité active contre l'Otan, le journaliste Daniel Schiffer,
échappera par miracle à un bombardement ciblé de l'aviation US contre
son véhicule. Son chauffeur et un autre journaliste seront tués. Il en
réchappera par miracle. Vraiment il ne faisait pas bon manifester en
ces temps-là...

Des policiers « protégés » ?

Voilà pourquoi je réclame justice aujourd'hui. Je réclame le droit de
continuer à manifester contre ces guerres injustes. Bush nous en promet
une accumulation, seule la résistance des peuples, irakien et autres,
l'a empêché d'aller plus vite. Mais ce que la France fait en Afrique
n'est pas non plus 'humanitaire' et n'inspire pas confiance quant à
l'usage qui sera fait de l'Euro - Armée en construction. Une Euro -
Armée nullement défensive, qui se prépare à intervenir au Moyen-Orient,
au Congo et ailleurs.
Sur la guerre contre la Yougoslavie, chacun avait le droit d'avoir son
opinion, et elles étaient diverses à l'époque. Mais le droit de
manifester est un droit fondamental.
Je réclame donc justice. Non seulement contre ces deux policiers qui
m'ont agressé, mais aussi contre leurs chefs, le bourgmestre de
Bruxelles et le chef de la police. Car de deux choses l'une : ou bien
ces policiers ont violé leurs instructions ou bien ils ont agi sur
instructions.
S'ils ont violé les instructions, leur chef, le bourgmestre de
Bruxelles, aurait dû les blâmer, les sanctionner et les retirer de la
voie publique puisqu'ils sont dangereux. Et si ce bourgmestre De Donnéa
avait eu un soupçon d'humanité ou de politesse, il aurait peut-être pu
s'excuser ou au moins prendre de mes nouvelles ? Il n'en a rien fait.
Il a protégé ses flics brutaux.
Le Parquet aussi s'est d'abord montré bien indulgent à l'égard de ces
deux brutes. D'abord, le juge d'instruction Collignon jugeait
impossible les identifier. Formidable ! Des arrestations sont
effectuées, sous les caméras, avec des dizaines de témoins, avec des
P-V, et pas moyen de retrouver ces policiers ?
Ensuite, il prétendait ne pouvoir déterminer à quel moment précis
j'avais été blessé, donc ne pas pouvoir poursuivre ces policiers. Autre
stupidité ! J'entre intact dans une camionnette, devant les caméras et
des dizaines de témoins, j'en ressors avec quatre côtes cassées, et le
juge Collignon ne comprend pas quand cela s'est produit ? Incompétence
ou mauvaise volonté ?

Au nom de toutes les victimes de « bavures »

Heureusement, mes avocats, Maîtres Jan Fermon et Selma Benkhelifa, se
sont battus pied à pied. Grâce à eux, j'ai finalement pu être confronté
à mes agresseurs dans les locaux de la police des polices. Ils mentent
toujours, mais leurs déclarations se contredisent et cela éclatera à
l'audience. Le dossier est accablant.
En fait, je veux me battre aussi pour toutes ces victimes anonymes de
violences policières. Particulièrement à la Ville de Bruxelles. Des
associations des droits de l'homme ont déjà souligné combien il est
difficile de faire juger des policiers brutaux. Les victimes
d'arrestations arbitraires, de tabassages gratuits, de démonstrations
cow-boys n'ont généralement pas ma « chance ». Quand ça leur arrive, il
n'y a pas de caméras. C'est aussi pour eux que je réclame justice.
Le droit de mentir, le droit de frapper, le droit d'arrêter
arbitrairement, le droit d'empêcher de manifester, le droit à
l'impunité ? Pas question de l'accepter!

L'audience a lieu ce lundi 14 juin, à 8 heures 45 au Palais de Justice
de Bruxelles, 50ème chambre correctionnelle. Ceux qui peuvent se
libérer, sont les bienvenus. Je pense qu'il est important de nous
mobiliser ensemble aujourd'hui pour faire respecter et garantir nos
libertés politiques de demain.