La crise du pluripartisme

PAR ARMANDO HART DAVALOS, spécialement pour Granma international

AU terme du processus de désintégration de l'URSS, qui a également
mis fin à la dénommée «bipolarité», en décembre 1991, j'ai signalé
que ce n'était pas seulement la fin du socialisme en Europe de l'Est
et de l'Union soviétique mais l'échec évident de l'équilibre
politique forgé à partir de la Seconde Guerre mondiale, en précisant
que le caractère de cet équilibre n'était pas précisément socialiste.
C'est pour cette raison que j'avais trouvé très juste le mot
d'Eduardo Galeano, selon lequel il fallait «chercher un autre
défunt». Lors du déclenchement de l'intervention des États-Unis et
des principaux membres de l'OTAN aux Balkans, j'ai conclu que si la
chute du mur de Berlin avait fermé le cycle ouvert par la Révolution
russe, l'agression contre la région des Balkans fermait, elle, le
cycle de la Révolution française.

Après les événements du 11 septembre 2001, une époque incertaine,
ténébreuse, aux conséquences imprévisibles pour l'humanité a
commencé. Quelqu'un a déclaré que les États-Unis ne seraient plus
jamais comme avant. En fait, nous avons pu constater qu'à la suite de
ces événements et de leurs conséquences douloureuses, un nouveau
chapitre de l'histoire s'était ouvert, précédé de la disparition du
camp socialiste en Europe de l'Est et de l'Union soviétique ainsi que
de l'agression des Balkans. Les faits survenus depuis les attentats
criminels de New York et de Washington et la guerre, tout aussi
criminelle, déclenchée contre l'Irak, marquent sans doute une
nouvelle étape.

La réaction de l'aile extrémiste de la droite au pouvoir aux États-
Unis face aux attentats criminels commis contre le peuple nord-
américain était exprimée dans le discours que le président Bush a
prononcé dans les jours qui ont suivi ces dramatiques événements. La
lecture de ses paroles m'a rappelé, toutes proportions gardées, le
coup d'Etat du 10 mars 1952 orchestré à Cuba par Fulgencio Batista
dans la mesure où, par ce coup de force, ce dictateur mettait
définitivement un terme à l'équilibre juridique constitutionnel, déjà
particulièrement précaire, de la république néocoloniale et
instaurait la dernière tyrannie que Cuba allait connaître.

En premier lieu, l'Organisation des Nations unies, qui représente le
système juridique international, a été totalement et radicalement
ignorée et affectée par la nouvelle la nouvelle politique
réactionnaire instaurée par Washington depuis le 11 septembre 2001.
Les attentats ont secoué les États-Unis sur le plan intérieur et les
faits ultérieurs ont eu de graves répercussions sur l'économie et la
politique mondiale. Lors de sa récente intervention devant la
convention du parti démocrate, l'ex-président Clinton a signalé que
l'administration Bush s'est servie du drame du 11 septembre 2001 pour
pousser les États-Unis de plus en plus vers la droite.

La crise du vieux système et de la soi-disant démocratie
représentative est si évidente, dans l'actuelle conjoncture
internationale, que toute référence au pluripartisme est désormais
totalement absente de réalisme. En même temps, de nombreuses
nations à travers le monde sont devenues ingouvernables. Un
phénomène dont l'exemple le plus frappant a eu lieu en Argentine.
L'analyse de la grave crise de la démocratie représentative et du
pluripartisme s'avère une nécessité pressante de notre époque.
Cette crise s'exprime par l'absence de crédibilité du système aux
yeux des citoyens, par l'abstentionnisme croissant et l'apparition
d'organisations alternatives qui tentent de canaliser
l'insatisfaction des citoyens.

La naissance de la conception moderne du parti politique en tant
qu'institution est associée au parlementarisme britannique, d'abord
aux vieilles factions des Whigs et des Tories, et ensuite à la
Révolution française. Ces mouvements politiques étaient le reflet de
l'affrontement des classes sociales ou des groupes aux intérêts
économiques opposés. C'est précisément au sein de l'Assemblée
constituante française que sont apparus girondins et jacobins, deux
mouvances républicaines opposées aux royalistes. Ces tendances
agissantes de la vie politique française ont exercé une influence
considérable sur les autres nations européennes donnant ainsi lieu à
l'apparition de partis qui représentaient des idées progressistes
tandis que d'autres suivaient une ligne conservatrice. Ce schéma
politique serait ensuite reproduit en Amérique latine et dans les
Caraïbes, même en l'absence des classes sociales qui avaient
déterminé son apparition en Europe.

Actuellement, la plupart des partis traditionnels, hier opposés au
nom des idéologies les plus diverses, se trouvent insérés dans une
trame d'intérêts et de privilèges mesquins et luttent en fait pour
l'obtention de positions et de postes dans un climat de corruption et
de soumission aux intérêts des exploiteurs, généralement étrangers,
comme le démontre l'apparition du néolibéralisme. C'est ainsi que,
pour la grande majorité des électeurs, la politique est devenue
quelque chose de sale, de la politicaillerie. C'est un phénomène
universel et l'on se souviendra certainement que George W. Bush est
lui-même arrivé à la présidence sans avoir obtenu la majorité des
suffrages émis et à la suite d'une élection dont tout indique qu'elle
a été entachée par la fraude.

Dans chaque pays, ce processus de décomposition a sa propre histoire.
Dans le cas précis de Cuba, les années 50 ont été particulièrement
marquées par la destruction la plus évidente du pluripartisme dans la
mesure où les partis politiques traditionnels existant à l'époque
s'étaient avérés incapables de fournir une réponse cohérente au coup
d'État de Fulgencio Batista, violation flagrante de l'ordre
constitutionnel. Le même scénario s'est reproduit plus tard au Chili,
pays où le système pluripartiste le plus élaboré et le plus culte de
l'Amérique latine avait sanctionné la victoire électorale de Salvador
Allende, dont le gouvernement serait renversé par un putsch fasciste
alors qu'il défendait l'ordre constitutionnel.

La situation actuelle de l'Argentine est particulièrement éclairante.
Dans cette nation, la démocratie représentative n'a pas su apporter
de réponse valable au chaos dérivé de la crise provoquée par la
politique néolibérale et par la soumission des gouvernants aux
intérêts étrangers. Les vieilles cliques corrompues et soumises au
grand capital occidental n'ont plus aucun prestige dans ce pays. Et
la crise continue. Il suffit de voir l'excellent documentaire Memoria
del saqueo, du cinéaste argentin Pino Solanas, pour constater
l'envergure du drame. Quant aux possibilités de trouver une issue à
la débâcle économique argentine, les analystes ont signalé que ce
qu'il fallait, ce qu'il faut toujours, est une alternative politique.
Roberto Gargarella, professeur argentin de Théorie constitutionnelle,
a déclaré à ce propos: «Ce qui s'est passé ces derniers mois, la
présence dans les rues de milliers de citoyens prêts à protester,
semble nous démontrer que quelque chose s'est cassé, qu'il y a une
majorité qui en a assez de ne pas pouvoir s'exprimer, de ne pas
disposer des moyens pour le faire, d'être narguée après avoir pris
certaines promesses pour de l'argent comptant, d'être ignorée après
avoir exprimé son opinion à travers le suffrage, de voir que ses
décisions électorales sont mal interprétées et de manière mal
intentionnée¼ »

Plus de 200 ans après l'entrée en vigueur de la démocratie
constitutionnelle, le moment est venu pour le monde de repenser un
système institutionnel qui, depuis lors, n'a fait que vieillir nous
laissant peu à peu en marge de tout ce qui nous concerne réellement.

La faim et le mécontentement populaire ont mis en faillite le régime
en Argentine. Dans l'étroite marge de manœuvre que lui laissait le
système des partis, le peuple a trouvé un chemin et il a élu
président Nestor Kirchner en dépit des desseins de la vielle de
politiciens soumis à l'étranger.

Dans la conjoncture actuelle, le vieux principe selon lequel il
faut «diviser pour régner», qui avait trouvé son expression politique
dans la multiplication des partis, a été dramatiquement dépassé par
les réalités de la mondialisation. José Marti nous propose lui aussi
une définition valable de ce que doit être la politique: «La
politique est l'art d'inventer un expédient à chaque nouvel expédient
des adversaires, de transformer les revers en bonne fortune, de
s'adapter au moment présent sans que cette adaptation ne représente
le sacrifice ou la diminution importante de l'idéal que l'on
poursuit, de tomber sur l'ennemi avant qu'il ne soit arrivé à
disposer ses armées et à s'apprêter pour la bataille.»

Dans son important essai Notre Amérique, José Marti signalait, il y a
110 ans: «L'incapacité n'est pas le fait du pays naissant, qui
demande des méthodes qui lui soient appropriées et de la grandeur
utile, mais de ceux qui entendent gouverner des peuples autochtones,
de composition singulière et violente, avec des lois héritées de
quatre siècles de pratique libre aux États-Unis, de dix-neuf siècles
de monarchie en France. Ce n'est pas avec un décret de Hamilton que
le cavalier encourage son cheval sur les plaines du Venezuela. Une
phrase de Sieyès est inutile s'il s'agit de chauffer le sang glacé
des indiens latino-américains. (¼ ) Le gouvernement doit naître de la
nation. L'esprit du gouvernement doit être celui de la nation. La
forme de gouvernement doit être adaptée à la formation même de la
nation. Le gouvernement n'est rien d'autre que l'équilibre entre les
éléments naturels qui composent la nation.»

C'est à la lumière de ces paroles qu'il faut analyser aujourd'hui le
cas précis du Venezuela, en raison de la répercussion économique et
sociale qu'aurait une rupture du régime de droit établi par la
Constitution bolivarienne adoptée en 1999. C'est pour cela que la
victoire des partisans du Non au récent referendum doit être
interprétée comme le refus opposé par le peuple vénézuélien à ceux
qui cherchent à le remettre sur la voie qui mène au chaos, puisque le
seul choix valable dans son pays est celui que représente Hugo
Chavez, l'autre étant le retour à l'absence généralisée de contrôle,
ce qui saute aux yeux quand on analyse la question du pétrole et ses
facettes financières, économiques et productives. À ce qu'il semble,
certaines personnes sensées sont en train de s'en apercevoir dans le
monde de la bourgeoisie. Un déséquilibre au Venezuela, comme celui
que provoquerait le renversement du président Hugo Chavez,
déclencherait un processus aux conséquences imprévisibles pour
l'économie mondiale.


CUBA SOLIDARITY PROJECT
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"Lorsque les Etats-Unis sont venus chercher Cuba, nous n'avons rien
dit, nous n'étions pas Cubains."