Jean Bricmont:

Le Stalinisme, le fascisme et X.

Un des thèmes privilégiés du discours politique contemporain est la
révulsion provoquée par ces grandes horreurs du 20ème siècle que sont
le fascisme et le stalinisme, mises en pratique d'idéologies
totalitaires; en marge du quarantième anniversaire de l'indépendance du
Congo, je voudrais faire quelques remarques sur ce qui me semble être
un grand absent dans ce débat, et que, pour cette raison, j'appellerai
X. X est un système d'oppression politique qui s'est étendu à presque
toute la planète, durant ici des siècles, là des décennies, et faisant,
au total, plus de victimes que le stalinisme et le fascisme mis
ensemble. X a déporté des populations entières, annihilé des cultures,
utilisé l'esclavage, les camps et le travail forcé. X s'est justifié au
moyen d'une idéologie fanatique, le racisme, qui a une grande parenté
avec le nazisme ; mais cette parenté, contrairement à celle entre
nazisme et stalinisme, est rarement soulignée. X a utilisé, là où il
dominait, un obscurantisme imposé par des moyens totalitaires. Les
séquelles de X affectent la vie de bien plus de gens que les séquelles
du stalinisme ou du fascisme. Il est impossible de comprendre le monde
contemporain, qu'il s'agisse de la dette du Tiers Monde, de la
politique du FMI, des migrations, du racisme, des problèmes
écologiques, ou les événements du Congo, du Zimbabwe, du Liban, ou même
des Balkans, sans remonter à X. Des millions de gens dans le monde
meurent chaque année, victimes des conséquences de X.

Pourtant, parler de X n'est pas simple ; l'histoire de X, telle que je
l'ai apprise à l'école, était purement et simplement négationniste.
Aujourd'hui encore, de nombreux livres sont écrits pour justifier d'une
façon ou d'une autre X. Personne ne demande de mettre des entraves
spécifiques à la liberté d'expression pour les interdire (moi non plus
d'ailleurs). Depuis quelques décennies, on peut parler un peu plus
objectivement de X, mais il faut faire attention à ne pas
exagérer, à ne pas dire n'importe quoi. Il faut éviter de « tomber dans
l'auto-culpabilisation » ou de verser les « sanglots de l'homme blanc
». Il ne faut surtout pas oublier de souligner que X coexistait avec
une certaine démocratie, certes limitée aux bénéficiaires de X, mais
quand même. Surtout, il ne faut jamais « utiliser X » pour justifier
les crimes de Pol Pot ou des différentes dictatures qui ont succédé à
l'effondrement partiel de X. Par contre, il est tout à fait normal
d'utiliser, en les invoquant de façon rituelle et hors de tout
contexte, les crimes de Staline ou de Pol Pot pour faire taire les
dissidents en Occident, qu'il s'agisse de justifier la guerre du
Vietnam, celle du Golfe ou l'attaque de l'Otan contre la Yougoslavie.

Les crimes de Staline, dont, contrairement à ceux de X, j'ai
entendu parler depuis ma jeunesse, sont constamment « révélés » ou «
redécouverts ». Par contre, lorsqu'on parle de X, on entend souvent
dire que c'est une vielle histoire, que « tout le monde connaît ». Il
est très mal venu de souligner l'idéalisme des militants communistes,
les réalisations économiques de l'URSS à l'époque de Staline ou le rôle
essentiel de celle-ci dans la défaite du nazisme. Par contre, on peut
difficilement parler de X sans rappeler que, quand même, il y avait des
aspects positifs et que les motivations des bénéficiaires de X étaient
« complexes ».

Beaucoup de grands penseurs en Occident ont soutenu X sans nuances
et sans jamais se renier ; ils étaient bien plus que de simples «
compagnons de route de X ». Aucun grief ne leur en est fait,
contrairement à ceux qui ont soutenu dans leur jeunesse Staline ou Mao
et qui n'en finissent jamais de devoir démontrer, par une fidélité sans
faille aux objectifs politiques et militaires de l'Occident, la
sincérité de leur repentir. Il est de bon ton de se demander comment
quelqu'un comme Sartre a pu écrire ce qu'il a écrit sur le communisme ;
mais il serait malvenu de se demander comment quelqu'un comme Hegel a
pu écrire ce qu'il a écrit sur les Noirs et les Indiens ; que
voulez-vous, c'était l'esprit de l'époque. L'Eglise catholique, la
famille royale ainsi que la plupart des partis politiques belges ont
entretenu une longue complicité avec X, qu'il n'ont jamais publiquement
reniée ; mais, contrairement aux partis suspectés de stalinisme, cela
ne leur fait aucun tort. Si un groupe de gens se réunissent sous un
portrait de Staline en Russie, cela provoque chez nous l'indignation.
Mais la statue équestre d'un des plus grands criminels de l'histoire en
plein centre de Bruxelles ne dérange personne ; en effet, ses crimes
sont liés à X.

La plupart des grands monuments de Bruxelles ont été construits grâce
au pillage rendu possible par X. En allant au terminus du tram 44, on
découvre un musée consacré à une apologie à peine déguisée de X. Nos
richesses, notre système politique et nos institutions trouvent toutes
leurs racines dans l'histoire de X. Mais, alors que l'histoire du
stalinisme doit, dit-on, nous amener à rejeter toute utopie, les
horreurs de X ne suffisent pas à les discréditer. Au contraire, nous en
sommes si fiers que nous avons l'outrecuidance de donner notre mode de
vie en exemple au monde entier, en particulier aux victimes de X (comme
s'ils pouvaient, eux, reproduire l'histoire de X). Paradoxe ultime : le
continent qui a faire naître et qui a profité au maximum de X doit,
selon un discours faisant pratiquement l'unanimité de la gauche à la
droite, absolument s'unifier sur le plan militaire pour pouvoir mieux
intervenir en faveur des droits de l'homme, surtout dans les pays qui
ont été victimes de X.

Evidemment, X est le colonialisme et l'impérialisme occidental (pour
utiliser un mot tabou). Mon but ici n'est pas de défendre le stalinisme
ou le fascisme mais de souligner l'inanité d'une bonne partie du
discours politique contemporain qui, en se focalisant sur les crimes de
ce qu'on fait passer pour l'Autre de nos sociétés, permet d'occulter de
façon quasi-permanente la source principale des conflits qui déchirent
le monde actuel. En effet, il y a bien quelque chose de commun à des
événements apparemment aussi divers que la guerre du Vietnam, le coup
d'Etat de Pinochet, l'assassinat de Lumumba, les embargos contre Cuba
et l'Irak, ou ce qu'on appelle la globalisation : il s'agit de la
continuation de X par d'autres moyens. Tant que les Occidentaux
n'accepteront pas d'envisager lucidement leur propre passé et
n'essayeront pas de redresser les torts qui leur ont fait tant de bien,
les discours anti-totalitaires qu'il adorent tenir ne seront en rien
moralement supérieurs à ceux sur la charité chrétienne que tenaient les
patrons au siècle passé.

Jean Bricmont
Louvain la Neuve (Belgium)

SOURCE: CUBA SOLIDARITY PROJECT
http://perso.club-internet.fr/vdedaj/cuba/
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