LE VATICAN ET LA QUESTION « YOUGOSLAVE » DEPUIS LA FIN DU XIXÈME SIÈCLE : HAINE CONTRE LA SERBIE ET RECOURS AU BRAS SÉCULIER

Paru dans Les cahiers de l’Orient, n° 59, 3e trimestre 2000, p. 79-101

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LES HAINES VATICANES, DE LA SERBIE À LA YOUGOSLAVIE, 1878-1941

Deux événements ont, aux bornes de la décennie, signalé le vif intérêt de l’Église de Rome pour la Yougoslavie ou ses constituants: la reconnaissance en décembre 1991 par l’ensemble Allemagne-Vatican ? contre l’avis des autres puissances, États-Unis, pays de l’Union européenne et Russie ? de l'indépendance de la Slovénie et de la Croatie; la béatification en octobre 1998 du cardinal-archevêque de Zagreb Stepinac. Ces actes diplomatiques renvoient à la vieille histoire germanique et, plus récemment, américaine aussi, des rapports entre la Curie et les Serbes. On connaît mal ici, surtout après des années de propagande contre le monstre bolchevique et « grand serbe » Milosevic, comparé à Hitler sur les affiches d’une ONG pendant la guerre en Bosnie-Herzégovine, l'histoire de ce jeune État né en 1918 de la victoire française et de la défaite des « Empires centraux ». Le scrupuleux ouvrage du catholique Carlo Falconi consacré en 1965 aux silences de Pie XII notamment sur les atrocités croates pendant la Deuxième Guerre mondiale ne saisissait « les premières fêlures dans la situation » de la Yougoslavie qu'à « la fin de 1940 ». Or, cet État créé autour de la Serbie par la France en quête d'alliances orientales de revers contre le Reich hanté par la revanche fut disloqué bien avant de succomber à ses agresseurs d’avril 1941.
La Serbie fut depuis son accession, au Congrès de Berlin de 1878, à l'indépendance formelle (du joug ottoman), au terme de guerres balkaniques conduites avec l'aide de la Russie (quelles que fussent en l'espèce les ambitions propres de la « protectrice des Slaves »), l'alliée des puissances anti-allemandes, Russie tsariste et France républicaine, pour des raisons de sécurité. Ce petit pays aux solides traditions militaires était en effet la bête noire des Empires centraux, dont il entravait la « marche vers l'Est » (Drang nach Osten bulgare, roumain, russe) et le Sud (adriatique et ottoman). Cette nation slave orthodoxe gênait Vienne aussi en raison de l'attirance qu'elle exerçait sur les Slaves du Sud (« Yougoslaves ») dominés par l’Empire vermoulu. Domination ancienne sur les Croates de Croatie et de Dalmatie et sur les Slovènes; plus récente sur la Bosnie-Herzégovine, qui, peuplée de Slaves convertis à l'Islam depuis la conquête ottomane (les propriétaires fonciers, collaborateurs de l’occupant) et d’orthodoxes (la masse paysanne serbe), fut occupée depuis 1878 puis annexée en 1908 par l'Autriche comme base militaire contre la Serbie, dans des conditions qui firent croire au déclenchement du conflit général (esquivé alors par le recul russe).

Les Slaves catholiques concernés (Croates, Dalmates, Slovènes), quoique parfois rétifs, étaient un atout précieux dans les mains de l'État et l'Église autrichiens. Cette dernière, par le truchement d’un bas clergé discipliné, maintenait, contre les Slaves orthodoxes l’obéissance et la cohésion politique d’une marqueterie de populations ? donnée objective qui lui facilita la tâche. Le « régime quasi féodal » de François-Joseph, qui, monté sur le trône après la répression de la Révolution de 1848, y demeura jusqu'à sa mort en 1916, « gavait » donc les prélats, autrichiens et hongrois dans des zones ethniques slaves, qu’il avait dotés par le « concordat » de 1855 d’énormes privilèges politiques et financiers (la « propriété ecclésiastique » échappa au bouleversement du régime foncier de 1848). Le Vatican, tuteur de cet « épiscopat d’Ancien Régime », tirait de « l’empire apostolique et romain » des Habsbourg l’essentiel de ses revenus avant 1914. C'est pour ses objectifs propres d'expansion que l'impérialisme allemand sembla s'aligner sur la Monarchie dualiste déchaînée contre la Serbie. Il recueillerait l’héritage du Drang nach Osten de l’empire mourant: « la vache autrichienne s'avance à travers les riches pâturages des Balkans afin que l'Allemagne la mange lorsqu'elle sera grasse », annonça Bismarck en 1886. Le chancelier avait commencé par prussianiser le nouveau Reich en combattant, par le Kulturkampf (1872-1875), non pas le catholicisme mais le péril politique de l'ultramontanisme autrichien hégémonique en Bavière (autrichienne jusqu’en 1815). Puis il fit sa paix avec deux alliés de poids: son catholicisme, dominant au Sud et à l'Ouest du Reich, tout acquis à l’expansion allemande en Europe et outre-mer, et richement doté à cet effet par l'État luthérien; le Vatican, aussi empressé envers ce dernier qu'il haïssait la « fille aînée de l'Église » spoliatrice depuis la Révolution française des biens du haut clergé: ainsi aida-t-il d’emblée le Reich à rallier l'Alsace-Lorraine catholique arrachée par les armes en 1870-71, tradition respectée lors du changement de mains de 1918.

Depuis la rupture du Vatican dans les années 1860 avec l'Italie réunifiée (au détriment des « États pontificaux », de l'Autriche, occupante du Nord, et des Bourbons du Sud, alliés des Habsbourg), ses liens avec la dynastie autrichienne s’étaient encore resserrés. Sa réconciliation avec le Reich acheva le Bloc politique, idéologique et militaire, de la Duplice austro-allemande (1879). L'Italie, alors ennemie, fut aussi impliquée dès l'origine dans la question yougoslave, par son expansion en Dalmatie. Or, les Empires centraux, dont elle était l’alliée formelle depuis la signature de la Triplice en 1882, ne pouvaient, et pour cause, rien lui promettre dans cette sphère privilégiée des rivalités de Vienne et Rome. En 1914, l’affrontement général éclata dans ce condensé des conflits inter impérialistes, où les guerres balkaniques venaient d’assurer à la dynastie serbe des Karageorgevitch des gains territoriaux insupportables aux Empires centraux. C’est d'ailleurs pour préparer la « catholicisation » des zones conquises en 1912-1913, peuplées d’« Allemands, Hongrois et Croates, Serbes de Raguse », puis d’Albanais, à la suite de « la conquête de la Vieille Serbie » (nom occidental du Kosovo), que le Vatican concocta avec Vienne un « concordat » serbe. Il fut signé le 23 juin 1914, à la veille de l’assaut contre la Serbie, la Curie étant sûre que ce « pays [serait] rayé de la carte de demain » (formule de Gasparri, secrétaire d'état du pape suivant, Benoît XV, intronisé en août 1914). Le Vatican s’était engagé corps et biens envers la Duplice. « Le pape et la Curie », câbla le comte Pàllfy, chargé d'affaires autrichien au Vatican, après un entretien le 29 juillet 1914 avec Pie X et son Secrétaire d’État Merry del Val, soutiendraient à fond l'Autriche, « l'État catholique par excellence, le plus puissant rempart de la religion », appuyée par le Reich, contre la Serbie « qu'ils considèrent comme un mal qui ronge et pénètre la monarchie jusqu'à la moelle et qui finira par la désagréger ».

Le but de guerre des deux Empires coalisés ? liquider la Serbie (comme la Russie) ? ne fut abandonné ni pendant ni après le conflit, mais leur défaite le compromit momentanément. C'est d’elle que naquit le « Royaume des Serbes, Croates et Slovènes » inscrit, comme tous les « États successeurs », dans les Traités de 1919-1920. Que pouvait désormais contre ce nouvel État yougoslave l'ancien État tuteur des Slaves du Sud balayé par la tourmente de 1918? La liquidation politique des Habsbourg n’anéantit cependant pas les piliers socio-économiques de l'ancienne Autriche-Hongrie. Les deux moignons qui firent place à l’empire, dirigés par eux, seraient le supplétif de la puissance allemande à la fois vaincue et préservée, malgré les pertes consécutives à sa défaite. Ce Reich intact, du point de vue de ses couches dirigeantes et de son État (malgré les apparences de novembre 1918), devint le légataire universel de l'Empire mort. Le Vatican lui reconnut dès 1918 cette qualité en tous lieux: dans les colonies perdues, dans les territoires de l’« Altreich », « provisoirement occupés par les Alliés », dans les « États successeurs » de l'Empire disparu et dans tous les États voués à l'expansion allemande, des États Baltes à l'Ukraine en passant par la Pologne. Berlin s'était montré généreux le Vatican, irremplaçable pour la conquête des âmes et la valeur de ses renseignements: les seuls « fonds Erzberger », évalués à 18 millions de marks de mars 1915 à juin 1918, continuèrent à être versés même pendant la fausse révolution allemande, avec l'accord du SPD. Ils assuraient désormais l’essentiel des finances du Saint-Siège, avant que la « carte américaine » n’ajoutât, dès la fin du conflit, un gros matelas.

Le Vatican s'était affiché d'emblée comme l'ennemi juré des Traités, Versailles en tête, donc des États issus ou agrandis des dépouilles des Empires centraux. Il refusa jusqu'au seuil du conflit général suivant de reconnaître les frontières de l'Europe de 1919-1920. Il ne s'exécuta que du bout des lèvres, pour des raisons purement tactiques, en accord explicite avec l'Axe en gestation, à l'heure de la mort annoncée des États honnis : en juillet 1935, avec le faux « Concordat » concédé par la Yougoslavie en pleine tourmente après l'assassinat du roi Alexandre et du ministre français des Affaires étrangères Barthou, le 9 octobre 1934, à Marseille. Les chefs des partis catholiques croates et slovènes furent chargés d'en rendre la réalisation impossible, tandis que le Vatican, urbi et orbi, accablait les Serbes de la responsabilité de sa non-ratification. Le cas le plus caricatural est celui de la Tchécoslovaquie, dont les limites des diocèses furent adaptées aux frontières après longue négociation avec le Reich et son épiscopat, en... septembre-octobre 1937, du seul côté hongrois, la question du diocèse « allemand » de Breslau restant réservée. Elles furent remaniées au bénéfice de Berlin, avec publication de la carte moins d'un mois après Munich, en octobre 1938.

Le Vatican, caution « canonique » de l'illégitimité de l'Europe de 1919, avait en outre seul la capacité de remettre à l'Allemagne la clé du levier catholique dans toutes les anciennes provinces d'Autriche-Hongrie, dont celles agrégées à la Serbie. Saint-Siège et Reich unirent donc leurs efforts « catholiques » contre tous les pays « ennemis »: la Yougoslavie faisait partie du lot des « schismatiques » (Tchécoslovaquie hussite, Roumanie orthodoxe, Russie orthodoxe, aussi haïe du Pape, malgré son amour de « l'Ordre » contre les désordres polonais (1831, 1863) du temps des Tsars qu'à l'ère bolchevik); les zones catholiques n’étaient pas moins lorgnées : Pologne, Alsace redevenue française poussée à «l'autonomie», cantons belges d'Eupen-Malmédy.

Ce tandem germano-vatican pouvait compter sur d'autres alliés. Les dirigeants italiens, germanophiles en tête, tel Nitti, très lié aux banques allemandes qui avaient régi le développement capitaliste italien depuis la fin du XIXè siècle, se réconcilièrent dès 1918 avec le Vatican, pour des raisons intérieures (contre le péril « révolutionnaire ») et extérieures : l’Italie ne s’était, tardivement, engagée dans le conflit que sur la promesse formelle, via le traité secret de Londres en avril 1915, de recevoir de l'Entente la Dalmatie après la victoire. La création de la Yougoslavie la lui arracha, la plaçant dans le camp de la « révision » des Traités. Pour mettre la main sur son but de guerre, elle envisagea donc le changement d'alliance, comme l'avaient espéré au tournant de 1918 Mgr Pacelli, nonce dans le Reich, à Munich depuis mai 1917 (futur Pie XII), le comte von Brockdorff-Rantzau, ministre des Affaires étrangères du Reich, et le chef du Zentrum catholique Erzberger. Aveuglée par ses appétits yougoslaves, elle croyait pouvoir supplanter son vieux rival autrichien. Elle fit ainsi l’un des choix qui la mèneraient à l'Axe Rome-Berlin, officialisé en novembre 1936, dans l'espoir dérisoire que le Reich lui cèderait d'autant plus volontiers une zone d'expansion balkanique qu'elle l'aiderait à annihiler ses ennemis jurés (Tchèques au premier rang) ou à phagocyter ses alliés présumés (Autriche en tête) d'Europe centrale. Elle réfléchit longtemps aux conséquences mortelles de l’adhésion à l'Anschluss ? condition sine qua non de l'alliance avec le Reich ? qui pulvériserait sa frontière Nord du Brenner. Mussolini ne capitula qu’en juin 1936, entre sa conquête de l'Éthiopie et l'attaque italo-allemande de l'Espagne du Front Populaire, dans le cadre d’un marché Éthiopie-Adriatique-Méditerranée (contre les impérialismes français et britannique) pour l'Italie, Europe centrale et orientale pour le Reich. Les dés étaient pipés : l'Anschluss n’ouvrait pas seulement à l'Allemagne l'Europe centrale; il lui livrait la méridionale aussi.

La catholique Hongrie, « révisionniste » acharnée du Traité de Trianon, lorgnait la Croatie perdue, comme la Slovaquie devenue tchécoslovaque et la Transylvanie désormais roumaine. Ses comploteurs et sicaires laïcs furent d'emblée couverts et financés par l'amiral Horthy. Ce calviniste avait découvert dans la victoire remportée contre l'insurrection de Bela Kun en 1919 les vertus intérieures et extérieures de trois atouts: le cléricalisme catholique, l’antisémitisme (la persécution et le numerus clausus débutèrent ici avec la contre-révolution) et l’antibolchevisme. Les prélats « gavés », conduits par le cardinal-primat de Hongrie (le Slovaque Czernoch et ses successeurs), ne cessèrent de tonner, avec la bénédiction du Vatican, contre les nouvelles frontières et les « États successeurs » voleurs de diocèses, et d’annoncer la récupération imminente. Les décideurs hongrois attachèrent leur char au Reich avec bien plus d’ardeur qu'ils n’avaient soutenu les Habsbourg, et ce même quand Budapest passait (jusqu'aux années trente) pour le satellite de l'Italie.

L'Autriche, naguère tutrice des Slovènes et des Bosniaques, était vouée depuis le tournant de 1918, et avec l'aval définitif de Benoît XV, à l'Anschluss. Car si l'Italie hésita longtemps, percevant la menace contre ses régions du Nord, les plus prospères, le Saint-Siège ne revint jamais sur la position alors prise, en faveur de laquelle il mobilisa toutes les forces catholiques. Le rôle des Autrichiens, voués sous sa houlette à un cléricalisme ultramontain unique dans l'histoire du XXème siècle, « social-chrétien» avant de basculer dans le nazisme, fut proche de celui des Hongrois. Il se confond cependant si intimement avec celui de Berlin qu’on peut s’en tenir à l'étude du chef d’orchestre.

La Bulgarie, alliée de guerre des Empires centraux dont l'orthodoxie suscitait donc moins de scandales et de réprobations publics du Vatican que ceux visant les autres États schismatiques, ne rêvait que mise en pièces des États successeurs.
La jeune Yougoslavie fut victime de ces auxiliaires du Reich bien avant l'assaut final d’avril 1941 auquel ils participèrent mêlés à la Wehrmacht (moins l'Autriche, devenue « marche de l’Est »). Les années vingt lui avaient arraché des pans de Dalmatie remis à l'Italie, finalement avec l'aval des vainqueurs de 1918, France incluse: ces territoires disputés furent pris en charge par le haut clergé italien, que le Vatican y installa avant qu’ils ne fussent officiellement acquis à l'Italie (cas de Rijeka-Fiume en mai 1920). Dans les années trente, où l'Italie soumit Belgrade à une tension permanente et à des crises aiguës, la complicité du Vatican dans chacun des coups portés fut relevée par tous les diplomates. La chronique de cette guérilla destinée à dresser contre l'État « serbe » les populations catholiques, en veillant à ne pas s'aliéner les Bosniaques musulmans indispensables au démantèlement projeté, remplirait un livre : l’Institut Saint-Jérôme de Rome, au cœur de tous les scandales et tapages anti-serbes depuis le tournant du XIXè siècle, centre vital depuis 1945 du sauvetage des criminels de guerre croates, y occupa une part éminente. Le régime monarchiste serbe, qui établit en janvier 1929 la dictature (sans que Paris trouvât à y redire), répliqua à ces complots répétés par une politique qui précipita sa perte: la centralisation accrue exacerba le mécontentement des populations minoritaires et renforça les conjurés. Les concessions, réelles, par ailleurs consenties aux forces qui visaient non des améliorations au sein de la Yougoslavie mais sa mort ne changèrent rien à leurs projets « croates » et « slovènes » nés dès 1918. Le roi Alexandre ne put, pour des raisons socio-économiques de fond, mobiliser les forces susceptibles de préserver l'unité « yougoslave » : il crut que la curée anti-bolchevique (qui mit en prison, comme nombre de ses pareils, le Croate bolchevique Josip Broz, dit Tito) séduirait aussi les catholiques partisans de l’« ordre ». Ses ennemis jurés l’étaient, mais voulaient l’assurer hors du cadre « yougoslave ».

La Grande Crise des années trente donna à cette conjuration, gérée de plus en plus largement par Berlin et le Vatican, l'efficacité ultime. L’amitié allemande servit d'ailleurs le second, que son alignement sur l'Italie en Dalmatie desservait auprès des catholiques slaves. Haïssant la tutelle italienne couverte par le Saint-Siège, Croates et Slovènes ennemis des Serbes se déroberaient si la destruction de la Yougoslavie devait profiter à la seule Italie. C’est d'ailleurs en raison de leur opposition à sa politique italienne que le Vatican remplaça systématiquement depuis 1920 les clercs séculiers par des franciscains, vieil instrument de l’expansion autrichienne ainsi érigé en pivot d’une Église « fanatique » d’Inquisition qui effarait les diplomates français d’avant 1914. Le Reich put donc accomplir ce que l'Italie détestée, occupante de territoires slaves, était incapable d'imposer aux « Yougoslaves » unis contre elle. En compagnie de l’Autriche qu’il contrôlait bien avant l’entrée de ses troupes le 12 mars 1938 : étape cruciale de l'Anschluss, l'accord secret « militaire, politique et économique », conclu entre les 26 et 29 mars 1926 à Berlin, assura la fusion des politiques extérieure et militaire. L’action anti-yougoslave de Vienne, apparemment menée en compagnie de Rome et Budapest, était téléguidée par Berlin. Fort habilement, l’Allemagne passa avec la Yougoslavie des accords commerciaux renforcés pendant la Crise, tandis que l’alliée française se dérobait . Se déclarant dépourvu d'ambitions politiques, Berlin s’offrit même le luxe de critiquer les empiètements incessants de l'Italie, séduisant ainsi tous les Yougoslaves, Serbes inclus. À qui croit que les affaires yougoslaves relèvent de la folie nationaliste et de l'idéologie, rappelons que la seule Slovénie représentait en 1929 42% de la production industrielle et minière du pays. Éric Rouleau a récemment rappelé que l’intérêt métallurgique du Kosovo, « fournisseur majeur de l’Europe en plomb et en zinc, avant les crises et les guerres des années 90 », producteur de « 100% du nickel, 50% de la magnésite » et de maint autre minerai du pays, n’est pas moindre ...

L'action conduite par Berlin avec Pacelli, nonce jusqu'en décembre 1929, secrétaire d'État depuis janvier 1930, montrait pourtant un intérêt aigu pour les Balkans yougoslaves: ce germanophile impénitent certes, mais aussi porte-parole de la politique allemande de son chef depuis le règne de Pie X, confia en décembre 1930 la charge des « minorités allemandes catholiques [vivant] en Europe orientale et hors d'Europe » à Mgr Berning, évêque d'Osnabrück (Basse-Saxe), un des chefs de file nazis de l'épiscopat allemand (après lui avoir remis en 1924 celle des « catholiques allemands en Galicie» (Pologne), et en 1926 au puissant archevêque de Cologne, Mgr Schulte, chef du combat contre l'occupant français, celle des « catholiques allemands d’Europe occidentale »). La Yougoslavie, où vivaient 450.000 Allemands, subit ce zèle « religieux » comme les autres pays voués à la conquête. Les deux seuls évêques à s'être émus, en 1933-34, de ces ingérences étrangères, désormais à grande échelle, violant le droit canon, furent réprimandés par le Vatican : Pacelli, devenu (en 1939) Pie XII, n'ayant rien oublié, contraignit l'un d'entre eux, Mgr Aksamovic, évêque de Djakovo, à la démission en livrant son diocèse à la Hongrie, quand les occupants se partagèrent en 1941 les dépouilles yougoslaves. La comédie du non-intérêt allemand demeura à l'ère hitlérienne jouée par les mêmes larrons. En mai 1934, Röhm confia à des compères autrichiens : « d'ici peu la Dalmatie sera la Riviera allemande ».

Dans le crime du 9 octobre 1934 contre Alexandre de Yougoslavie et Louis Barthou, fugace symbole d'une politique française à nouveau tournée vers l’alliance de revers à l'Est, URSS incluse, toute l'Europe informée vit le signe de l’imminence du conflit général. Certes était engagée la responsabilité de l'Italie et de la Hongrie, terres d'asile et d'armement des Oustachis croates d'Ante Pavelic, qui avaient délégué au forfait un meurtrier macédonien; mais on accordait crédit à la thèse soviétique « d'une action secrète de l'Allemagne qui, incapable de faire la guerre, susciterait des troubles et des actes de terrorisme dans toute l'Europe ». Berlin voulait ainsi tuer dans l’œuf la « politique [française] à l'Est », seule garantie, admettait l'officier nationaliste et antibolchevique de Gaulle, contre l’assaut à nouveau attendu sur deux fronts. L'« apaisement » triompha tant à Londres qu'à Paris dans la période qui suivit, tuant le projet d’alliance militaire avec l'URSS qui compléterait la Petite Entente orientale (Tchécoslovaquie, Yougoslavie, Roumanie). En signant le 2 mai 1935 le traité avec Moscou, le successeur de Barthou, Laval, partisan des concessions à l'Italie et à l'Allemagne, ne fit qu’un « petit pas » tactique. Il répugnait, au contraire de Barthou, à accorder aux « Russes » ce qu’ils réclamaient « comme naguère ? une vraie alliance, assortie d'une convention militaire » (J.-B. Duroselle).

Cet « Apaisement », dont on ne soulignera jamais assez les profondes racines socio-économiques, antérieures aux frayeurs de mai-juin 1936, favorisa le vieux projet du Reich «de faire la guerre». La haine avivée des classes dirigeantes contre la population exaspérée par la crise ne visait pas seulement la France ouvrière de 1936. La monarchie serbe, aussi bien informée que les autres décideurs d'Europe, se laissa également séduire par les sirènes allemandes. Un refrain, si plaisant alors que la crise aiguisait le mécontentement social, précéda l'assaut contre tous les pays voués à la conquête: la bonne Allemagne hitlérienne ne songeait qu'à protéger l’Europe entière de l'abominable peste rouge. L'État yougoslave manifesta à ses ennemis mortels l’indulgence qu’il refusait à son mouvement révolutionnaire, traqué et réduit à la clandestinité (qui fit changer Broz de nom), ce qui ne lui valut pas une once de reconnaissance de ses coalisés de l'extrême-droite catholique. Il ne se montra pas aussi ferme contre ces derniers, bénis par le Vatican et les prélats « yougoslaves », et armés par ses ennemis, Berlin en tête, qui finançait, ouvertement dès 1933-1934, les activités anti-serbes et antisémites oustachies.
Le travail de fourmi de la hiérarchie catholique fit le reste. Du côté dalmate, l'Italie s'était taillé la part du lion. Dans toutes les autres zones catholiques, les années trente consacrèrent le triomphe du Reich. Signalons parmi ces prélats Joannes Saric, chef de «la droite irréductible», à la longue carrière vouée à la destruction de l’État serbe. Le Vatican le nomma en 1920 évêque de Sarajevo, déclaration de guerre contre le jeune État: comme son prédécesseur Stadler, spécialiste de la conversion forcée des Serbes et Musulmans et de l’enrichissement rapide, il était l'« ennemi acharné des Serbes à l'époque de l'ancienne Monarchie, l'instrument en Bosnie de la Cour de Vienne [qui] dressait les catholiques et les musulmans contre les orthodoxes». Député au Sabor de Bosnie avant 1914, il poursuivit sa croisade anti-serbe pendant la guerre. Devenu évêque contre le vœu de Belgrade, il s'autoproclama « chef des Croates et des Slovènes » contre les Serbes, avec l'entière complicité du Vatican : Pie XI recevait solennellement à toute occasion ses « chers Croates martyrs », tandis que ses nonces mettaient les régions catholiques en feu. Appuyé sur son journal Istina au « ton extrêmement violent » et sur l’« Action catholique », école de guerre civile créée par Pie XI et imposée à tous les pays, Saric pratiquait la provocation permanente, en compagnie de Rome dès les années vingt, mais aussi de Berlin : il fréquentait avant 1933 le Collegium Germanicum romain, présenté plus loin. Lié à la sécession de Macek et membre des oustachis d’Ante Pavelic depuis 1934 au plus tard, il rêvait de «devenir le chef spirituel des Croates afin d'être plus tard leur chef politique».

Il dut cependant céder le pas au récent héros des promotions pontificales, Aloïs Stepinac, jeune clerc croate dont la Curie assura la promotion fulgurante. Fils d'un gros propriétaire foncier né en 1898 près de Zagreb, Stepinac fut lié au séparatisme croate avant que l’État yougoslave ne fût officiellement constitué. Prisonnier de guerre austro-hongrois sur le front italien, il mima le ralliement au « comité yougoslave (...) pour se faire engager dans le camp des officiers serbes » en Italie puis sur le front de Salonique, et y espionner l'ennemi. En 1924, ce chef des jeunesses catholiques, porteur au congrès international de Brno de 1922 « le grand drapeau croate à la tête d'une délégation croate », protégé des jésuites, entra pour sept ans au Germanicum. Cet institut allemand de Rome, repaire du pangermanisme tôt basculé vers le nazisme, et cet ordre comptaient parmi les exécutants des plans d’Anschluss et de la reconquête « catholique » de l’Est européen. Moins d’un an après la prêtrise (octobre 1930), Stepinac, docteur en théologie de la Grégorienne (juillet 1931), devint maître de cérémonies de l’archevêque allemand de Zagreb, Bauer, puis en mai 1934 son coadjuteur avec droit de succession. Oustachi comme Saric, Stepinac anima en 1935 la guérilla préélectorale, déchaînant peu après l’attentat réussi de Marseille la colère paysanne contre Belgrade. À la mort de Bauer en décembre 1937, Pacelli, artisan de son ascension, préféra ce jeune agent du Reich à Saric, au passé trop « italien ». Il dirigeait donc désormais la sécession bénie lors de pèlerinages tapageurs par Pie XI puis Pie XII promettant à la « gens croatica » (« nation croate ») torturée par les Serbes la « libération » prochaine. « Gouverneur de Zagreb » depuis 1939, où l’État yougoslave concéda l’autonomie à la Croatie, il y représentait « l’influence hitlérienne » (F. Charles-Roux, ambassadeur au Vatican de 1932 à 1940). Début 1940, il exulta devant le consul de France à Zagreb sur l’imminence de la destruction de la Yougoslavie. L’invasion de l’Axe et la fondation de « l’État indépendant de Croatie » de Pavelic en avril 1941 réalisèrent ses vœux.


DE LA DEUXIÈME GUERRE MONDIALE À L’APRÈS-GUERRE AMÉRICANO-ALLEMAND

Le bas clergé séculier, qui avait parfois renâclé devant la guérilla anti-yougoslave de son épiscopat organisée par le Vatican, avait été, en cas de besoin, remplacé par des réguliers franciscains, plus dociles devant les ambitions déclarées des éléments germaniques, magyars ou italiens. Bénéficiaires de cette politique de «dénationalisation» (Louis Canet, conseiller aux Affaires religieuses du Quai d'Orsay de 1920 à 1946) les Franciscains «croates», aussi violemment anti-italiens qu’anti-serbes et antisémites, constituaient en 1939 non seulement 80% des réguliers, mais un tiers des prêtres de Yougoslavie. Ce corps fanatique s’illustra dans le massacre des juifs, serbes, tsiganes, slovènes, qui érigea l’État satellite de Pavelic en champion de l’« épuration ethnique » (origine historique de l’expression), sans oublier de liquider les dissidents croates. Leurs chefs, que nous bornerons aux deux prélats déjà présentés, menèrent la danse des horreurs de l'ère allemande, connues d'emblée et couvertes jusqu'à leur terme par le Vatican. Saric s'illustra entre 1941 et 1945 « comme le “bourreau” des Serbes, tant en Croatie qu'en Bosnie-Herzégovine lors des sanglants massacres perpétrés par les Oustachis »; il pilla aussi les biens juifs et orthodoxes (serbes) avec l’aval officiel du Saint-Siège. Quant à Stepinac, la thèse de ses bontés pour les martyrs répandue en France à l'occasion de la béatification d’octobre 1998 est dépourvue de tout fondement. Elle repose sur: 1° les travaux de Stella Alexander, dont la seule source originale, Katolicki List, journal de l'archevêché, ne cite que des signes d'adhésion au régime: tous les documents de défense sont de seconde main ; 2° des hagiographies romaines et fausses « révélations » de Guerre froide de l’Osservatore Romano sur lesquelles ironisa en janvier 1951 l’ambassadeur Wladimir d’Ormesson: « on peut s'étonner [que le quotidien du Vatican] ne leur ait pas donné plus tôt une large publicité ».

Les archives décrivent à l’inverse ce que Falconi appelait en 1965, fonds de l’État croate à l’appui, « un hideux mélange de boucheries et de fêtes». Les franciscains y participèrent à la masse, à la hache et au poignard avec une ardeur parfois jugée excessive par le maître allemand, soucieux du caractère « ordonné » des tueries (Hilberg): destruction des bâtiments des cultes « ennemis », tortures, assassinats en masse de Serbes, juifs et tsiganes, dans les villages (dont celui de Glina en mai 1941: 2 000 morts dans la nuit, hommes, femmes et enfants, pillés ensuite) et les camps de concentration (tel l’abominable camp de Jasenovac, ouvert dès mai 1941), lutte contre la résistance, etc. Biddle, ministre américain auprès du gouvernement yougoslave en exil, évaluait en septembre 1942 les seuls « atroces massacres de Serbes », poursuivis alors « avec frénésie », à «600 000 hommes, femmes et enfants ». Les archives oustachies furent lors de la déroute regroupées dans le palais archiépiscopal de Stepinac, extraordinaire signe de fusion de l'Église et de l'État. Les titistes n’y découvrirent en 1945 « aucun document protestant contre les crimes commis en Croatie par les Oustachis et les Allemands », mais mainte photo de l’archevêque faisant en tous lieux le salut oustachi (bras levé) auprès des hauts fonctionnaires, et des textes : telle sa circulaire du 28 avril 1941 aux évêques glorifiant « l’État croate ressuscité » et « le chef de l’État croate », et ordonnant un « Te Deum solennel dans toutes les églises paroissiales ». Stepinac, deuxième personnage de l’État oustachi et membre de son « Parlement », fut aussi l’exécutant du décret du 3 mai 1941 de « conversion forcée » des orthodoxes, intelligentsia exclue car considérée comme irrécupérable: ce retour à « l'Inquisition espagnole » donnait aux Serbes non massacrés d'emblée le « choix » entre adhésion immédiate au catholicisme et mort. Ce texte non étatique mais vatican fut contresigné par le cardinal français Tisserant en tant que secrétaire de la Congrégation de l’Orientale. « Contre son gré », précisa Belgrade tout en le révélant en 1952, année où Pie XII mit le pays en ébullition en nommant Stepinac cardinal, dans un Livre Blanc sur les relations Vatican-« État indépendant de Croatie » puisé au « journal » de l’archevêque et aux archives oustachies. Tisserant, censeur sévère, en privé, du régime de Pavelic (le Livre blanc fournit tous les détails), confirma l’information au diplomate français de Margerie. Comme Saric et bien d’autres, Stepinac pilla aussi les biens juifs et serbes, avec l’aval écrit (en latin) du Saint-Siège, via son légat Marcone les 9 décembre 1941 et 23 décembre 1943 (et fut convaincu en 1949 par les héritiers de Bauer d’avoir détourné ses biens, estimés à « plusieurs dizaines de millions de dinars »).
Les monastères-arsenaux des franciscains, dont certains furent arrêtés armes à la main en 1945, recelaient depuis quelque temps trésors et criminels de guerre en instance de départ. C’est dans le couvent du Kaptol, à Zagreb qu’on trouva au début 1946 le trésor oustachi, contenant bijoux, or, dents en or scellées à des mâchoires, bagues sur des doigts coupés, etc., arrachés aux orthodoxes et juifs assassinés; un PV d'emballage rédigé pour chaque caisse attestait la présence de fonctionnaires à chaque opération. L’Église catholique yougoslave s'était « compromise à tel point qu'il serait possible de dresser contre elle un réquisitoire en n'invoquant que des témoignages religieux »: des clercs français en fournissaient encore de nouveaux en 1947 à Guy Radenac, consul de France à Zagreb. Stepinac y était resté, notamment pour organiser la fuite des bourreaux, clercs ou laïcs, sur mandat du Vatican, avec les fonds alloués par les États-Unis à un recyclage jugé utile à leurs intérêts dans la zone adriatique. Zagreb fut un centre essentiel des Rat Lines décrits par le renseignement américain: 30 000 criminels croates, dont Pavelic et Saric, s’échappèrent par la filière du père Draganovic, secrétaire de Saric et familier de guerre de Maglione (secrétaire d'État mort en 1944), Montini (secrétaire aux Affaires Ordinaires, futur Paul VI) et Pie XII. Ils étaient regroupés par l'archevêché, les couvents et autres institutions croates (dont la Croix-Rouge) sous tutelle de Stepinac; ils gagnaient ensuite l’Autriche, où les accueillaient le haut-clergé autrichien et la « mission pontificale » de Salzbourg; puis Rome, étape fréquente avant le départ de Gênes, aidés par la Curie, l'archevêque de Gênes, « la police italienne » et des chefs de la Démocratie chrétienne (tel De Gasperi). Selon Radenac, « les milieux oustachis de Zagreb » diffusaient encore en 1947 les adresses connues des couvents accueillant les fugitifs, bénéficiaires des bourses de l’association « Pax romana »; lui-même en connaissait « de source directe » maint cas. En Yougoslavie même, l’association Caritas finançait les secours aux familles d'émigrés et aux oustachis restés actifs.

Derrière le masque d'une «guerre froide» perçue pendant la guerre même, les grandes questions du début du siècle continuèrent à se poser après la défaite du Reich hitlérien, en Yougoslavie comme dans le reste du Vieux Continent. En apparence, le pays, à nouveau hissé au rang des vainqueurs et reconstitué, n'avait plus à craindre la coalition de ses ennemis. L'Allemagne vaincue, démembrée et occupée n'avait plus rien à dire sur la question; ni l'Italie, rangée parmi ses «satellites». En réalité, comme les Empires centraux en 1918, les pays de l'Axe trouvèrent des relais, au premier chef le Vatican. Pie XII avait passé la guerre à soutenir l'Axe, puis tenté des efforts désespérés, à partir de Stalingrad, en faveur d’une solution de rechange: il rechercha fébrilement depuis 1943 un retournement des fronts contre l'Armée Rouge associant les Anglo-Saxons à l’Allemagne « honorable », celle des généraux taxés d'antinazisme pour les besoins de la cause et autres élites disposées en 1943-44 à changer de cheval. La tâche était triplement impossible: ces anti-nazis présumés manquèrent à l'appel jusqu'au bout (les modalités de l’attentat de juillet 1944 contre Hitler le montrent clairement); le rôle militaire déterminant contre l'Axe de l'URSS la rendait indispensable aux buts de guerre propres des Alliés anglo-saxons; enfin, l’état d'esprit des peuples occupés voua au néant les complots visant à jeter contre les Soviets une coalition des Allemands et de leurs satellites avec les Alliés de l'Ouest, sous couvert de sauver « la civilisation chrétienne » (dont les intéressés venaient de tâter). Le Vatican se mobilisa aussi fébrilement au service d’une «paix séparée», manœuvre qui réussit en Italie, au grand dam des Soviets, avec la reddition des armées allemandes aux Anglo-Saxons (via Allen Dulles, chef de l'OSS en Suisse, frère de Foster et futur chef de la CIA).

Les Américains, qui avaient eu besoin de vaincre le Reich avec l'URSS se présentaient aussi, comme après l'autre guerre et pour les mêmes raisons, comme la seule carte à jouer pour offrir au vaincu une «paix douce». Donnée générale qui eut naturellement des conséquences en Yougoslavie. Le Vatican, à nouveau employé à sauver la «bonne et pauvre Allemagne», trouva un allié dont le rôle n’avait cessé de grandir au fil du conflit, et qui attendait de sa nouvelle victoire le rôle en Europe que la précédente ne lui avait pas encore donné. L'alliance ambiguë mais décisive entre États-Unis et Vatican, qui ne date pas de 1945, mais de 1918, reposait sur des stratégies européennes partiellement communes. Elle passa par une organisation américaine catholique intégriste née dans les années 1880, les «Chevaliers de Colomb». Émanation des milieux «germano-américains» et assimilés (irlando-américains, etc.) directement intéressés au relèvement du Reich, ce mouvement richissime finança aussi le Vatican dans les années vingt pour favoriser l'expansion américaine dans le Pacifique, via les missions en Chine. Washington avait également perçu, après les grands bouleversements induits par la Grande Guerre et menaçant à nouveau depuis la Crise, l’importance de l'Église catholique pour stabiliser le continent bouleversé. Roosevelt, qui avait noué en novembre 1936 alliance avec Pacelli, en voyage à Washington, contre «le danger croissant du communisme», la réaffirma solennellement en 1939, dans des déclarations communes en faveur de la paix.

Le soutien marqué du Vatican à l'Axe pendant la guerre suscita des conflits: ainsi lorsque Pie XII rejeta obstinément depuis l'été 1942 la demande américaine d’une condamnation publique des atrocités allemandes, désormais notoires, contre les juifs, atrocités qu'il présenta au délégué américain permanent, Tittman, comme «exagérées» par les Alliés, «pour des buts de propagande», et à propos desquelles «il ne pouvait nommer les nazis sans mentionner en même temps les bolcheviks». Mais l'argent que les États-Unis versaient massivement à la Curie leur valut des services appréciables, ainsi en matière de renseignement militaire, par le truchement d'un héros du siècle, Mgr Spellman (futur croisé des «faucons» de la guerre du Viet-Nam). C'est du début des années trente que date l'ascension politique de ce «jeune prélat américain», ami personnel de Pacelli, émissaire des «Chevaliers de Colomb» chargé de gérer depuis 1925 à Rome même les fonds octroyés à la Curie. Comme Pacelli germanophile et antisoviétique militant, il fut nommé en 1932 évêque auxiliaire de Boston et en 1945 cardinal et archevêque de New York. Symbole de l'ambiguïté du combat américain contre l'Axe, ce maître-espion, qui dirigea les services de renseignements américano-vaticans pendant la guerre, fut chargé juste après Stalingrad d'une mission en Europe en vue du futur règlement du «problème soviétique». Le renseignement fut après guerre maintenu et complété : Spellman et son équipe d’ecclésiastiques américains avaient dès la guerre assuré l'aide aux «prisonniers de guerre», puis aux «réfugiés» à l'Est de l'Europe; leur mission d'espionnage s’accompagna ensuite d’«action psychologique» contre les nouveaux gouvernements alliés à l'URSS.

Seul le Vatican, par le réseau dont il disposait à Rome même et dans chaque pays grâce au clergé, épiscopat allemand et autrichien en tête, pouvait aider les États-Unis (les Britanniques, et d'autres encore, Français inclus) dans cette double tâche, légitimée par la priorité de la croisade anti-rouge. Elle avait commencé avant la capitulation allemande, sous la houlette de Mgr Hudal, nazi autrichien endurci dont Pacelli avait fait la glorieuse carrière romaine, pour sauver les plus grands criminels de guerre, allemands, d’Eichmann à Barbie, de Bormann à Brunner, et satellites, Oustachis en tête, mission déjà présentée. Washington soutint donc précocement la thèse vaticane selon laquelle les clercs traduits devant les tribunaux n’étaient que d’innocents adversaires politiques que «les communistes» avaient ainsi trouvé le moyen d’éliminer: dès 1945, Pie XII transforma Stepinac, demeuré sur place, en martyr de Tito, mythe couvert par Washington et à sa suite l’« Occident » (pourtant sans illusion). Cette collaboration clandestine le fut de moins en moins au fil de la guerre froide. L'administration américaine avoua dès 1947 combien elle appréciait «cette source d'informations et ce moyen d'action sur tous les pays de l'Est et du centre de l'Europe que constituent les cadres du catholicisme». Dans les années cinquante, la diplomatie considérait les ecclésiastiques américains du Vatican», toujours dirigés par le «Richelieu du Texas» (Spellman) comme de purs spécialistes du «renseignement. Truman, qui, depuis son accession à la Présidence (avril 1945), avait multiplié les effusions avec Pie XII, bannit toute précaution pendant la Guerre de Corée, exaltant en octobre 1951 « l'importance du Vatican comme centre d'informations, “autant dire d'espionnage” ». Pour leurs motifs propres, économiques en premier lieu malgré les apparences, comme après la guerre précédente, les États-Unis relevèrent l'Allemagne occidentale et disculpèrent, en étroite collaboration avec le Vatican, cet État où le retour au statu quo n'avait épargné aucun secteur, économie, justice, enseignement, monde politique, etc. Il en alla de même en Italie où ils procédèrent au replâtrage hâtif des élites compromises jusqu'au bout avec le fascisme.

Sous la couverture désormais du combat anti-rouge, ils reproduisirent la guerre à peine achevée le mécanisme qui avait naguère œuvré au démantèlement de la Yougoslavie. Alors que les Anglais Churchill et Eden à Moscou avaient en octobre 1944 reconnu l’octroi de Trieste et Pola à la Yougoslavie, Washington refusa, troupes à l’appui, Trieste à Tito : cet abcès précoce des rapports entre Alliés du guerre offrait un moyen de pression sur l'URSS, sur la Yougoslavie, mais aussi sur l'Italie. Car le régime de De Gasperi se montra aussi revendicatif contre la Yougoslavie sur cette zone de la Vénétie julienne que du temps de Nitti et de Mussolini; et, soutenu par le Vatican, il clama ses bons droits d'«Occidental» à la révision du Traité qui sanctionnait sa défaite: le règlement américain de la question en octobre 1953 rendit Trieste à l'Italie, à la grande fureur (clandestine) du Quai d'Orsay et à la grande joie de Pie XII, qui « se réjouit des bonnes nouvelles de Trieste » en réclamant pour l’Italie l’Istrie entière. Les «ligues» du Nord présentent aujourd'hui des revendications balkaniques que la Démocratie chrétienne avançait ouvertement pendant la Guerre froide. Washington pesa lourd à Belgrade pendant les années de fâcherie avec Moscou, mais l’inclinaison de Tito vers l’Ouest ne sauva pas son pays des griffes du « lobby Stepinac de Spellman » (expression de la presse américaine en septembre 1951). L’action sécessionniste conduite tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la Yougoslavie par les alliés du « lobby » ne connut jamais de pause : le PC « sent parfaitement [l]e danger» qui menace le pays, et il lutte contre le Vatican tout s’efforçant de ne pas rompre avec l’Église ? quadrature du cercle ? « car il y a, dans la question catholique yougoslave, assez de force explosive pour désagréger un jour l'empire slave que Tito a recueilli de la succession des Karageorges (sic) » (G. Heuman, consul de France à Ljubljana, juin 1947). La contribution des États-Unis à la dislocation yougoslave va donc bien au-delà des développements récents de leur vieille politique pétrolière au Moyen-Orient musulman.

Quant au Reich, les années cinquante lui rendirent, notamment par la voie ecclésiastique, la place perdue en 1945 en terre yougoslave. Le Vatican avait d'abord dû jouer la carte américaine, nommant en 1946 nonce («visiteur apostolique») en Yougoslavie après guerre l’Américain Hurley, de l’équipe de renseignement de Spellman. Belgrade s’était réjouie trop tôt d’échapper aux méfaits d'« un Italien » : Mgr Hurley alluma l’incendie pendant les premières années au bénéfice apparent de Stepinac. Après quoi les Yougoslaves eurent en 1950 effectivement droit à « un Italien », chargé des mêmes missions, Oddi. Puis vint au milieu de la décennie le temps des Allemands : Tardini, secrétaire des Affaires extraordinaires, expliqua en décembre 1954 au diplomate français Burin des Rosiers qu’un Allemand conviendrait bien mieux qu’« un Yougoslave », puisque « la majorité des membres du clergé et des fidèles catholiques yougoslaves parlent allemand ». Tout porte à croire que les décennies suivantes ne changèrent pas la donne.


Un point sur les sources :


Mon travail sur la Yougoslavie s’est appuyé sur la consultation des archives du Quai d'Orsay portant sur tous les pays d'Europe et sur les États-Unis (de 1890 à la fin des années 1950) et des archives publiées par les États, notamment les Foreign Relations of the United States (FRUS), les Documents on British Foreign Policy, 3d Series (1919-1939), les Documents on German Policy (1933-1941) (publication d’après-guerre des Alliés anglo-saxons), les séries allemandes Die grosse Politik der Europäischen Kabinette 1871-1914 et Akten zur deutschen auswärtigen Politik, 1918-1945, consultables, en usuels, à la Bibliothèque de Documentation Internationale Contemporaine (BDIC) de l'Université de Nanterre. 

Le lecteur en trouvera la liste dans mon article « Le Vatican et les buts de guerre germaniques de 1914 à 1918 : le rêve d'une Europe allemande », revue d'histoire moderne et contemporaine, n° 42-44, octobre-décembre 1995, p. 517-555, et surtout mon ouvrage Le Vatican, l'Europe et le Reich de la Première Guerre mondiale à la Guerre froide (1914-1955), Paris, Armand Colin, 1996 (tout ce qui figure plus haut en provient, avec les références). Ajouter à sa bibliographie Marco Aurelio Rivelli, Le Génocide occulté, riche en documents, Lausanne, L’âge d’homme, 1998; Christopher Simpson, Blowback. America’s recruitment of Nazis and its effects on the Cold War, New York, Weidenfeld & Nicolson, 1988 (largement fondé sur les archives « déclassifiées » de la CIA, essentiel sur le sauvetage-recyclage des bourreaux), et John Cooney, The American Pope. The life and times of Francis Cardinal Spellman, New York, Times Books, 1984. 

La dernière biographie de Pie XII perçoit l’intérêt porté par le Vatican aux Balkans, entre le concordat de Serbie de 1914 et le dépècement de 1941, mais situe mal la « politique à l’Est » du Vatican en général et la question yougoslave en particulier (John Cornwell, Le pape et Hitler, Albin Michel, Paris, 1999).