Par Klaus-Gerd Giesen [1]
L’abandon fin décembre 2010 de ses fonctions publiques par Milo Đukanović, outre que cette décision satisfaisait une exigence formulée par plusieurs pays occidentaux et la Commission européenne en échange de l’attribution au Monténégro du statut de candidat à l’adhésion à l’Union européenne, donne l’impression – du moins vis-à-vis de l’extérieur – que le système politique monténégrin correspond désormais parfaitement à l’idéal de la démocratie parlementaire et de l’État de droit. Le nouveau gouvernement, épuré de plusieurs poids lourds de la politique et dirigé par un jeune technocrate formé à l’école néolibérale, annonce-t-il la fin du « système Đukanović » en vigueur depuis 1991 ? Disposera-t-il d’une réelle marge de manœuvre pour moderniser le Monténégro ?
Afin de pouvoir apporter des réponses à ces questions il convient de laisser de côté la trame événementielle et d’analyser la structure du système de pouvoir tel qu’il existe au-delà du seul Etat. En s’inspirant des travaux précurseurs de Joseph Schumpeter et d’Anthony Downs [2], on peut conceptualiser la démocratie libérale en analogie avec le marché : les partis politiques correspondent aux entreprises qui mobilisent d’importantes ressources (financières, argumentatives, de marketing, etc.) pour attirer et fidéliser des clients (les électeurs). En principe, le meilleur produit (le meilleur argument électoral) doit l’emporter sur ce « marché politique », à condition toutefois que la concurrence entre « marchands de vote » s’exerce librement, c’est-à-dire sans entraves ni déformations. Dans ce modèle, la principale différence entre les deux marchés, économique et politique, réside dans le fait que l’activité de l’entrepreneur du secteur privé est motivée par l’appât du gain pécuniaire, tandis que le politicien vise, selon Schumpeter, à s’emparer du pouvoir sur l’administration pour des raisons narcissiques de prestige. Il n’en reste pas moins que la libre et permanente compétition entre entrepreneurs égoïstes et entre politiciens avides de pouvoir peut spontanément créer un ordre qui, paradoxalement, favorise l’intérêt général.
Cela suppose toutefois que de nouvelles entreprises et de nouveaux partis politiques puissent facilement entrer sur les marchés respectifs (absence de monopole, de duopole ou d’oligopole) et offrir de nouveaux produits (respectivement des biens et services, ou des arguments électoraux et des idéologies) aux clients (électeurs), et que ceux-ci soient pleinement et impartialement informés par des médias libres et indépendants, tentent de maximiser leurs intérêts particuliers bien compris et jouissent des garanties de l’Etat de droit (l’ensemble des pouvoirs publics – et pas seulement l’administration - se soumettent au droit et, en outre, respecte les droits fondamentaux tels que la propriété privée, les libertés publiques, etc.). En d’autres termes, la démocratie libérale est d’abord le miroir politique du capitalisme. Plus encore, le capitalisme rend possible la démocratie et l’Etat de droit.
En effet, les deux marchés, économique et politique, étant in fine hiérarchisés, dans la mesure où le « marché politique » régule, de par ses décisions, le marché économique, la démocratie et l’état de droit ne sont possibles que parce que historiquement la bourgeoisie, c’est-à-dire ceux qui détiennent les moyens de production, a accepté après les révolutions américaine et française de la fin du 18e siècle de partager le pouvoir politique avec le plus grand nombre (les classes sociales inférieures). Elle a progressivement consenti au partage du pouvoir en Europe occidentale et en Amérique du Nord parce qu’elle y voyait plus d’avantages que d’inconvénients : modernisation constante par réformes successives plutôt que risque de perte de pouvoir par révolutions ; stabilités politique et économique à long terme ; consentement des classes sociales inférieures ; légitimité de l’exercice du pouvoir ; neutralité de l’Etat par rapport à la sphère économique ; etc. [3] La démocratie et l’État de droit ont donc historiquement été constitués au fil de l’approfondissement de la structure capitaliste de la société en Europe occidentale et en Amérique du Nord, parce qu’ils correspondent à l’image mentale et à l’intérêt bien compris de la bourgeoisie. Puis, on a tenté d’exporter le modèle vers les anciennes colonies et les anciens pays socialistes. Parfois cela a très bien fonctionné, comme par exemple au Costa Rica ou en Inde (la plus grande démocratie au monde) ou encore dans certains pays d’Europe centrale (Pologne et République tchèque), mais dans beaucoup de cas – notamment en Afrique et en Asie – le substrat économique de la démocratie et de l’Etat de droit manque tout simplement. La greffe de « l’État importé » n’y a pas prise pour des raisons à chaque fois spécifiques. [4]
Tel est également le cas du Monténégro. La démocratie et l’État de droit ne peuvent pas pleinement s’y déployer parce que le garant d’un tel système n’est de loin pas assez développé : la bourgeoisie. En effet, l’économie monténégrine dépend dans une très large mesure de trois types d’acteurs économiques dont les intérêts restent diamétralement opposés à ceux de la bourgeoisie et qui bloquent de ce fait la démocratisation du pays au-delà des professions de foi constitutionnelles. Tout d’abord les capitalistes étrangers qui ont pu mettre la main, à très bon prix, sur une importante partie des appareil productif et patrimoine monténégrins, à la faveur de processus douteux de privatisation, de vente et d’attribution des concessions. Ces oligarques russe, canadien, etc. poursuivent leur agenda en fonction d’intérêts exogènes, rapatrieront leurs profits à l’étranger, ne se sentent pas concernés par le marché économique local (sauf le marché du travail) et se soucient comme de leur dernière chemise du processus de démocratisation du Monténégro. Le deuxième groupe est constitué par les travailleurs exilés et les marins de la côte qui soit placent dans l’immobilier leurs revenus non négligeables réalisés à l’étranger soit les épargnent. Rarement ils sont investis sous forme de capital-risque pour fonder et faire fructifier des petites ou moyennes entreprises de production ou de services, ce qui représente la principale fonction économique de l’entrepreneur bourgeois.
Une économie rentière
Enfin, le troisième type d’acteur qui règne sur l’économie monténégrine est celui que les théoriciens à la fois néolibéraux, keynésiens et néomarxistes désignent comme étant le principal ennemi du capitalisme : le rentier. Il s’agit de l’entrepreneur indigène qui altère le bon et libre fonctionnement du marché national parce qu’il dispose d’un accès privilégié aux ressources, régulations et arbitrages de l’Etat, soit par la corruption, soit par l’intimidation de ses concurrents potentiels. Cela peut se traduire par exemple par le sauvetage incongru d’une banque avec l’argent de l’Etat, par l’octroi de licences de télécommunication et d’électricité ou de permis de construction suite à des procédures administratives viciées, ou par des contrats de travaux publics de toutes sortes.
Le rentier garde toute l’apparence de l’entrepreneur bourgeois, mais il n’en remplit nullement les fonctions économiques et politiques. Par opposition au capital productif, le capital issu d’une rente de situation ne contribue pas à l’augmentation des compétitivité et productivité de l’économie nationale. Pis, le rentier contamine l’ensemble du système économique et politique, et empêche qu’une bourgeoisie libre et indépendante de l’Etat et, partant, un « marché politique » puisse éclore. Si au Monténégro les rapports avec les oligarques étrangers de haut vol et d’importants trafiquants en tout genre semblent de toute évidence relever du domaine réservé de la clique autour de Milo Đukanović, à un niveau inférieur les barons locaux – par exemple les clans autour de Svetozar Marović à Budva ou de Miomir Mugoša à Podgorica – jouissent du quasi monopole des rapports avec les rentiers indigènes et les investisseurs étrangers de moindre envergure. D’une telle division du travail, érigée en véritable système, résulte non seulement une inertie et moindre compétitivité de l’économie monténégrine. Elle fait aussi obstacle à ce que la société civile accède à une réelle indépendance vis-à-vis de l’État ou des sources étrangères de financement (Union européenne, fondations, etc.) [5] ; de ce fait les associations (religieuses, politiques, de protection des droits de l’homme ou d’environnement, syndicalistes, etc.) rassemblent beaucoup moins librement les aspirations des individus qu’en Europe occidentale, où elles bénéficient des largesses financières de la bourgeoisie nationale, et ne peuvent pas pleinement fonctionner comme contre-pouvoirs face aux structures gouvernementales. De même, les médias nationaux s’avèrent être tous soit dépendants des rentiers ou du gouvernement, soit régulièrement intimidés, voire physiquement agressés. La transparence, indispensable à la bonne marche du « marché politique », n’est donc de loin pas assurée. L’achat de votes d’électeur reste fréquent, un phénomène que les observateurs électoraux officiels de l’UE et de l’OSCE s’obstinent à ne pas repérer.
En dépit des apparences qui, sur le papier, garantissent formellement la démocratie et l’Etat de droit [6], les conditions socio-économiques de la démocratisation du Monténégro ne sont pas réunies : la bourgeoisie nationale indépendante, mobilisant du capital productif, manque à l’appel. Cela explique que tous les changements importants dans la vie du pays – engagement dans la guerre de l’ex-Yougoslavie, introduction unilatérale du Deutsche Mark puis de l’euro comme monnaie nationale, sécession avec la Serbie – représentaient autant de « révolutions d’en haut », et qu’à la différence de la Serbie (renversement du régime de Slobodan Milošević) et d’autres pays en transition aucune mobilisation populaire de contestation n’ait jamais eu lieu. Il est toutefois vrai aussi que l’unité du pays a ainsi été préservée en dépit d’une hétérogénéité ethnique considérable. [7]
Le système en place peut être qualifié de néopatrimonialiste. [8] En effet, deux sous-systèmes s’interpénètrent : d’un côté la bureaucratie et l’Etat fonctionnant officiellement selon des principes légaux et rationnels, et de l’autre le clientélisme des rentiers nationaux et des oligarques étrangers. Ce dernier sous-système contamine et pervertit le premier. L’Etat se mue aussitôt en une simple agence de redistribution de l’argent du contribuable et des autres ressources étatiques vers les rentiers et oligarques, et entrave l’émergence d’un marché économique libre et, partant, d’une bourgeoisie digne de ce nom. Le capital investi au Monténégro, à quelque niveau que ce soit, n’est pratiquement jamais du capital-risque productif dans un environnement de libre concurrence, tout risque étant éliminé d’emblée par le clientélisme. Les rentiers - ces ennemis intimes du capitalisme et de la démocratie dominent le jeu.
Une transition dans la douleur encore à venir
Le nouveau gouvernement monténégrin a été mis en place par le précédent et demeure pleinement enchâssé dans les structures néopatrimonialistes. Milo Đukanović, en restant à la tête du principal parti gouvernemental (le DPS qui a succédé à l’ancienne Ligue des communistes), garde la mainmise sur le gouvernement. [9] La marge de manœuvre d’Igor Lukšić pour moderniser le pays s’avère être des plus étroites. Cependant, s’il ne souhaite pas se contenter de la fonction de simple parenthèse entre deux gouvernements Đukanović il peut s’atteler à jeter au moins quelques bases favorisant l’éclosion d’une bourgeoisie indépendante, notamment par davantage de mesures fiscales et structurelles en faveur des PME [10], en rendant beaucoup moins opaque l’attribution des marchés publics, et en œuvrant en faveur d’une véritable indépendance de la justice et de la banque centrale. Son prisme néolibéral devrait l’y inciter.
Quant à l’Union européenne et ses Etats membres, exerçant leur soft power par le biais de la perspective d’adhésion du Monténégro à l’horizon de 2020 [11], ils auraient également un rôle à jouer en affectant leurs aides économiques encore plus directement au secteur privé monténégrin, après une libre mise en concurrence des candidats et sans passer par les structures étatiques m
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